Un patrimoine au cœur de l’identité genevoise
Dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602¹, les troupes du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie tentaient vainement de s’emparer de Genève par surprise en escaladant la courtine de la Corraterie. Réunissant l’ensemble des armes et accessoires rattachés aux conflits qui opposèrent Genève à la Maison de Savoie au cours de la seconde moitié du XVIe siècle et qui culminèrent avec l’assaut manqué de 1602, les «souvenirs de l’Escalade» du Musée d’art et d’histoire proviennent essentiellement de l’ancien Arsenal². Mais que sait-on de leur parcours entre le début du XVIIe siècle et leur entrée dans l’institution en 1910?³
Au sujet du butin de l’Escalade lui-même, les récits des témoins de l’événement nous apprennent qu’après les combats, «on a trouvé dans le fossé, où il y a de l’eau & de la bourbe, force armes offensives et deffensives4», et que «le mesme jour, les eschelles, marteaux, tenailles, clayes, pétards & les autres despouilles furent mises en trophée5» avant de rejoindre l’Arsenal de Saint-Aspre, situé sur l’actuelle rue Henri-Fazy. Un inventaire dressé en 1683 y mentionne la présence de diverses pièces prises aux Savoyards, dont «Le Petard de lescalade tout chargé avec son madrier6», c’est-à-dire l’engin explosif avec lequel le pétardier Picot tenta de faire sauter la porte Neuve pour donner accès aux troupes savoyardes massées à Plainpalais.

Cuivre ou alliage de cuivre, longueur 39,5 × calibre à la bouche 17,5 cm ; poids 26,800 kg ©MAH, inv. K 24
Si par la suite ces trophées tendent à devenir anonymes, les inventaires ne parlant plus que d’armes et d’armures «anciennes7», plusieurs visiteurs signalent cependant la présence de certains de ces souvenirs historiques à Saint-Aspre – où, quelques décennies seulement après l’événement, ils constituaient déjà une curiosité accessible au public8 – , puis à l’Arsenal de la rue de l’Hôtel-de-Ville.
Du trophée de guerre à l’objet muséal
Dès 1720, l’ancienne halle aux grains, en face de l’Hôtel de Ville, est en effet transformée en «sale d’armes et dependances9» qui jouera le rôle d’arsenal jusqu’en 1877. Mais bien avant qu’elle ne perde cette fonction militaire, les armes anciennes et les souvenirs historiques y formaient déjà une sorte de musée avant la lettre, que les premiers guides de voyage ne manquent pas de signaler à l’attention de leurs lecteurs10. Après une brève installation au Palais de Justice entre 1864 et 1867, la collection dite des «armures anciennes», cédée en 1870 par le Conseil d’État à la Ville pour servir de base à la constitution d’un musée historique genevois (dénomination qui ne s’imposera pas face à celle de « Salle des Armures » consacrée par l’usage), restera établie à l’arsenal jusqu’à son transfert au Musée d’art et d’histoire.

©MAH, inv. Bat 11
C’est à cette époque, dans le dernier tiers du XIXe siècle, que la tradition va se cristalliser, et que certaines pièces de la collection sont rattachées, avec plus ou moins de vraisemblance historique11, aux protagonistes des deux camps, définissant les contours du recueil des souvenirs de l’Escalade tel qu’on le connait aujourd’hui. Ceux-ci sont alors mis en valeur, selon la mode de l’époque, par des compositions décoratives en «panoplie»: les pistolets dits de Pinchat sont ainsi «artistement disposés en façon d’éventail ou d’étoiles12» sur les parois, tandis que, regroupées en massifs circulaires étagés, les armures «blanches» des Genevois font face, dans une opposition non dénuée de connotations morales, aux armures «noires» des Savoyards, accompagnées de leurs fameux armets à masque13. Quant au «trophée de l’Escalade» proprement dit, d’origine plus ancienne, il rassemble les échelles et les pétards, les marteaux à couper les chaînes, le casque du pétardier Picot ainsi que l’épée attribuée à Brunaulieu.

©Bibliothèque de Genève, inv. VG N13x18 1030
Une victoire historique devenue tradition genevoise
Transmis de génération en génération, l’intérêt et l’attachement portés à cet ensemble demeurent remarquablement vivaces. L’attaque nocturne de 1602, qui faillit coûter son indépendance politique et religieuse à la Cité, devait en effet durablement marquer les esprits: aujourd’hui encore, plus de 400 ans après les faits, la commémoration de l’événement et les diverses manifestations qui y sont associées constituent l’un des moments forts de l’année genevoise. La Salle des Armures du Musée d’art et d’histoire, en tant que dépositaire des témoins matériels de cet épisode clé, est naturellement l’un des piliers de cette tradition.