Gros plan sur un tableau entre rêve et réalité
Endormie, une jeune femme est livrée à notre regard. Son corps nu se déploie sur un large aplat de tissu bleu contrasté par des coussins d’un rouge intense. La posture est naturelle, tandis que le livre semble être tombé à l’instant d’un endormissement profond. L’espace est clos, montrant un intérieur à la fois banal et presque abstrait, d’un synthétisme symbolique. La scène semble comme saisie d’un quotidien intime.
En l’intitulant Le Sommeil a posteriori en 1909, Félix Vallotton introduit une dimension allégorique à l’œuvre réalisée un an plus tôt. Signalé par le descriptif du Livre de raison1, le canapé semble être dénié de pesanteur ou d’assise. La jeune femme paraît en état de flottaison, une sensation ressentie lors du sommeil et du rêve.
Nu composé
L’œuvre figure un entre-deux, entre réel et imaginaire, tel le sommeil qui allie ces deux dimensions. Cet alliage singulier fait écho aux recherches plastiques de Vallotton, qui élabore une figuration du nu « composé ».
Fondée sur l’observation d’un modèle, la figure féminine est ensuite retranscrite à huis-clos, dans le secret de l’atelier, et incorporée à un intérieur ou à un paysage imaginé. Vallotton réinvente et renouvelle ainsi la figuration du nu, caractérisé par le vérisme du corps cerné par une ligne ingresque, tout en l’inscrivant dans un espace oscillant entre réalité et imagination. Prenant appui sur le réel, Vallotton s’en abstrait et le passe au filtre de sa mémoire. Il en résulte une sorte d’érotisme glacé, un rendu presque distancié, alors que le corps est saisi en un cadrage serré.
Au sein de l’ensemble de la production picturale de Vallotton, les nus occupent une place privilégiée et arrivent en troisième position après les paysages et les scènes de vie urbaine ; leur rythme d’exécution est particulièrement intense, entre 1907 et 1918.
Le Sommeil s’inscrit dans la lignée des représentations de nus endormis que Vallotton peint à plusieurs reprises et qu’il inaugure dès 1887. Ce motif iconographique se rattache au type classique de la Vénus endormie. Cependant, à l’opposé des autres dormeuses lascives et érotiques, Vallotton dépeint dans Le Sommeil un abandon vulnérable, inconscient de sa capture par le regard. En contraste avec les teintes sourdes bleues et grises, le vif de la couleur rouge instille une note agressive de possible danger. La main serrée sur le cou introduit un sentiment d’oppression. La lecture de l’œuvre vacille, se complexifie. Vallotton demeure par excellence le peintre de l’ambigu.
[1]Le Livre de raison est un ensemble de carnets, qui constitue le répertoire où Félix Vallotton inscrivait dans l’ordre chronologique, de manière très systématique, un descriptif de ses œuvres. Le présent tableau apparaît ainsi : « Femme nue dormant sur un canapé recouvert d’une couverture bleue, coussins rouges, livre jaune à terre (T. 100) »