La grande machine de Jean Tinguely Cercle et carré éclatés, acquise par le MAH en 1983, est revenue au musée après avoir passé près de cinq ans à Bâle. Dynamique, ludique, explosive, absurde, grinçante, elle accueille désormais les visiteurs au rez-de-chaussée du musée. À découvrir également prochainement, à l’étage des beaux-arts, Si c’est noir, je m’appelle Jean, une autre machine datée de 1960.
En mars 1960, Tinguely installait dans le jardin de sculptures du MoMa une machine dont le destin était de s’auto-détruire sous les yeux du public (et d’une caméra). Une grande partie de son projet artistique était condensée dans cette action: la machine – formée d’objets de rebut – devenue médium, le mouvement et la dynamique comme principes esthétiques et la destruction comme option possible d’une création. Homage to New York inaugurait la fabrication d’un ensemble de machines destinées, non plus à se détruire, mais à agir, chaotiquement, brutalement, sans autre but manifeste que susciter la surprise, le tiraillement, le grincement et la vacuité.
Si c’est noir, je m’appelle Jean, acquise en 1983 par le Musée d’art et d’histoire avec l’aide de l’association pour un musée d’art moderne, fait partie de ces «vieilles machines», ainsi que les qualifiait l’artiste. Des six sculptures produites alors, Gismo (Amsterdam, Stedelijk Museum), Le cyclograveur (Collection Iolas), Le cerveau électro-ironique (Stuttgart, Staatsgalerie), La tour et La cloche (collections privées), seule celle de Genève possède un titre à résonance autobiographique («je m’appelle Jean») en forme d’hypothèse («Si c’est noir »). L’artiste y dévoile un lien génétique avec sa machine, ainsi qu’un autre avec une couleur, une humeur, noire. L’œuvre est ainsi frappée du pessimisme et de la mélancolie de son créateur, marqué par les destructions de la Seconde Guerre mondiale et par la mécanisation croissante du monde.
De dimensions assez modestes à l’origine, les machines de Tinguely se complexifient, se développent et s’étendent rapidement, dévorant les espaces, recyclant des tonnes d’objets de récupération, intégrant des couleurs et des sons, des odeurs, englobant le visiteur, l’invitant à intervenir sur leur fonctionnement.
Cercle et carré éclatés, créée en 1981 et également achetée en 1983, est tout simplement six fois plus grande que Si c’est noir, je m’appelle Jean. Son titre constitue une réflexion ironique sur la revue Cercle et carré, dirigée en 1960 par Michel Seuphor, qui soutenait les artistes constructivistes. Le mot «éclaté», que Tinguely appose à celui de la revue, revendique l’explosion d’un mouvement artistique rigoureux et mathématique, sous l’impulsion d’un autre, affranchi et anarchique, né cette même année 1960 dans les convulsions des machines «tinguelyennes».
Le retour de ces deux magistrales sculptures dans les salles du MAH offre aux visiteurs du musée l’occasion de retrouver ce grand artiste suisse et d’approcher un monde où destruction et création se lient et se répondent.
Texte paru dans le MAHG, journal des Musées d’art et d’histoire, mai-août 2013