Le premier terrain clos. «Variations» en l'honneur de J.-J. Rousseau

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Dans la seconde partie de son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau attribue à la propriété du sol la cause des privilèges sociaux (et politiques) des uns et l’affaiblissement des autres, alors que l’état de nature aurait commandé solidarité, entraide et égalité entre eux et pour tous. Le philosophe imagine le long cheminement et le lent développement qui menèrent l’être humain à inventer cette «société civile», déjà accomplie dans les sources historiques grecques ou romaines qu’il pouvait consulter.

Une stèle de donation

Stèle de donation, Ioupout II (an 21), 2e moitié 8e s. av. J-C, calcaire jaunâtre, Inv. 023473, © MAH, Photo: F. Bevilacqua
Stèle de donation, Ioupout II (an 21), 2e moitié 8e s. av. J-C, calcaire jaunâtre, Inv. 023473, © MAH, Photo: F. Bevilacqua

Les sources plus anciennes maintenant disponibles (Égypte, monde sumérien) permettent de mieux en comprendre le processus, illustré notamment dans nos collections par une stèle de donation au nom d’un des pharaons Ioupout du VIIIe siècle avant notre ère. Le cintre montre le roi, accompagné d’un prêtre horaire nommé Gemenefhorbak, offrant le signe hiéroglyphique de la campagne à un groupe de divinités (Banebdjed, Isis et Harpocrate), patronnes de la ville de Mendès dans le Delta. Le texte inscrit en hiératique vient préciser l’acte: il s’agit d’un véritable contrat. La date est exprimée en fonction des années de règne de Ioupout (vingt-et-unième année), roitelet insignifiant, probablement sans pouvoir réel. Il est ensuite gravé qu’un terrain de cinq aroures (1,36 hectares), localisé avec soin, est offert au dieu Harpocrate, sous la supervision et la garantie d’un puissant chef régional. Cette parcelle est immédiatement remise au prêtre horaire Gemenefhorbak qui en assumera la gestion. Ce que ce document ne stipule pas est la contrepartie que ce dernier devra à la divinité, mais d’autres stèles du même type y suppléent: l’entretien d’une lampe dans le sanctuaire, une modeste participation aux offrandes quotidiennes divines, c’est-à-dire une portion minime du rendement espéré du champ ainsi «offert», ce qui sous-entend un revenu conséquent pour le gérant et ses éventuels fermiers.

L’idée de «propriété» en Égypte ancienne

L’intérêt de la stèle réside dans sa position chronologique. Aux temps plus anciens, toute la terre d’Égypte appartenait mythiquement aux divinités qui en remettaient la bonne gestion au pharaon. Ce dernier en confiait à son tour de larges parts à des institutions civiles ou religieuses qui tiraient leurs revenus de ces dotations. Un morcellement plus étroit leur permettait alors d’attribuer à leur personnel un certain nombre de parcelles ès-fonction, revenu dont ils vivaient ainsi que leur famille et leurs fermiers. Aucune transmission héréditaire n’était a priori possible, sauf lorsqu’un fils reprenait la charge de son père, situation fréquente mais non automatique.

Avec un document comme cette stèle du Musée d’art et d’histoire, une nouvelle étape est franchie. D’une certaine façon, la terre est rendue au dieu Harpocrate, mais pour être derechef remise personnellement à un individu qui sera libre d’en disposer à sa guise, sous réserve de la servitude contractée vis-à-vis de la divinité. Modèle finalement plus complexe que ce que Rousseau imaginait, mais non totalement éloigné de sa pensée puisque c’est du surplus que produiront ses fermiers que le «propriétaire» et sa famille vivront et honoreront leur engagement envers le dieu, donc selon les conventions d’une «société civile» en formation.

Texte publié suite à l’Entretien du mercredi du 3 octobre présenté par Jean-Luc Chappaz.

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