Une annonce faite à Marie très codifiée
La première salle du nouvel accrochage, consacrée à l’art européen du XVe au XVIe siècle, présente une majorité d’œuvres issues d’un contexte sacré. C’est le cas de ce diptyque – diptyque tout au moins en apparence – peint à l’huile sur bois vers 1511, à quatre mains, par deux artistes florentins Mariotto Albertinelli et Fra Bartolomeo, comme l’indique la marque de leur signature commune et l’inscription en bas du panneau droit.
Il est difficile d’admirer cette œuvre sans sentir immédiatement le parfum du lys, qui tient une place de choix dans son iconographie. Cette plante à bulbe des régions tempérées du Nord, de la famille des liliacées, est nommé lilium, candidum quand il est blanc. Son parfum entêtant lui vient de son immense pistil dont la mythologie antique nous dit qu’il s’agit d’une dotation d’Aphrodite, déesse de la beauté et de l’amour, pour défigurer de cet obscène appendice la fleur dont la beauté lui faisait ombrage. Le parfum du lys était déjà réputé dans l’Égypte ancienne et rentrait dans la composition du Lirinan, ou huile de lys, qui selon Pline l’Ancien constituait l’un des parfums les plus réputés de l’Antiquité. Si le lys pouvait alors parfumer aisément l’huile d’olive qui servait de base aux parfums antiques, les parfumeurs d’aujourd’hui la considère comme une fleur «muette», car il est impossible d’en tirer un extrait. Les parfums d’aujourd’hui qui sentent le lys ne sont donc que savantes formules chimiques!
Le lilium candidum est aussi surnommé «lys de Marie». Or, dans ce tableau, Marie se trouve sur le panneau de droite, auréolée, vêtue de bleue, tout juste levée de son prie-dieu, livre de prière à la main, sous un riche dais de brocart vert. Quant au lys, il n’est pas présent dans un vase, ornant l’intérieur de Marie comme c’est parfois le cas, mais il est tenu dans la main d’un autre personnage. Celui-ci, agenouillé sur le panneau de gauche, possède de superbes ailes se déployant dans son dos qui permettent de l’identifier comme un ange. Son doigt pointé vers le ciel et sa bouche ouverte indiquent qu’il est en train de parler. Il est en train de transmettre un message, fonction première de l’ange – angelos en grec signifiant messager. Il s’agit de Gabriel, et la scène est donc une Annonciation, terme désignant spécifiquement l’annonce faite à Marie de sa grossesse divine.
L’annonce faite à Marie
Le seul évangile qui nous donne le détail de cet épisode est celui de Luc (1; 26-38) qui raconte que l’ange Gabriel vient trouver dans une ville de Galilée appelée Nazareth une jeune vierge répondant au prénom de Marie, fiancée à un charpentier de la Maison de David, Joseph. Il entre chez elle est lui dit: «Je te salue, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi!» Des mots de salutations qui débutent la prière catholique à la Vierge. La première réaction de la jeune fille est la peur et l’incompréhension face à cette salutation alambiquée. Mais l’ange la rassure. «Sois sans crainte, tu as trouvé grâce auprès de Dieu» et il lui annonce qu’elle va concevoir et enfanter un fils qu’elle prénommera Jésus qui sera appelé fils du très haut et dont le règne n’aura pas de fin.
Marie s’interroge: «Comment est-ce possible puisque je ne connais pas d’homme» avec le sens biblique délicieux du verbe «connaître». Ce à quoi l’ange répond: «L’esprit sain viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre, c’est pourquoi celui qui va naître sera sain, il sera appelé fils de Dieu». Pour achever de la convaincre qu’au Seigneur rien n’est impossible, il lui donne pour preuve la grossesse de sa vieille parente Elisabeth, future mère de Jean Le Baptiste à qui Marie ira prochainement rendre visite – la fameuse «Visitation».
L’épisode se conclut par l’acceptation de Marie: «Voici la servante du Seigneur. Qu’il soit fait selon ta parole!» Ta parole, celle de l’ange… qui pourtant n’est que le truchement du Verbe créateur de Dieu. Au commencement était le verbe, la parole ici à valeur d’acte, elle permet l’incarnation. L’Annonciation se célèbre le 25 mars, soit neuf mois jour pour jour avant le 25 décembre!
Un répertoire de symboles pour l’Annonciation
Au vu de la lecture de Luc, la position de Marie sur le panneau semble résumer les différentes étapes de la discussion. Elle combine une torsion vers la droite du genou et du bras, comme pour fuir et en même temps, la main gauche sur le cœur et le regard tourné vers Gabriel disent l’acceptation de son destin sacré. De là à imaginer que le doigt, intercalé entre les pages du livre qui pourrait être l’Ancien testament, est placé au chapitre d’Isaie annonçant la naissance du Messie par une Vierge, il n’y a qu’un pas.
Le texte de Luc est un dialogue, pas de didascalie pour planter le décor, pas de description physique des personnages et tout au mieux, quelques indications psychologiques notamment celle du bouleversement initial de Marie. Et pourtant à l’issue de cet échange, la Vierge est bel et bien enceinte. Pour montrer l’invisible en image, les artistes doivent user de tout un répertoire de symboles dont le lys fait partie. Blanc, il évoque la pureté virginale de Marie. Quand il porte trois fleurs épanouies comme ici, il évoque sa triple virginité avant, pendant et après l’accouchement.
La «fécondation» de Marie par l’Esprit saint peut prendre la forme d’un rai de lumière partant du ciel pour frapper la jeune fille. Sa piété et sa dévotion sont illustrées par le prie-dieu et le livre, deux éléments anachroniques. En effet, tournant de notre ère, le livre serait un volumen, et il est fort probable que Marie, jeune fille d’origine modeste, ne savait pas lire et ne vivait certainement pas dans le luxe. Dans l’iconographie ancienne, Marie porte une quenouille et est surprise par Gabriel en train de filer, occupation beaucoup plus plausible et restée la sienne dans l’iconographie des chrétiens d’Orient et qui fait référence aux valeurs antiques associées à la condition féminine.
Un dialogue entre deux mondes
La difficulté à représenter la scène est d’autant plus grande qu’elle réunit des personnages qui font partie de deux mondes différents. Le monde visible, terrestre de Marie. Le monde invisible, céleste de Dieu, la rencontre s’opérant par le truchement de Gabriel dont la robe est ici d’un bleu et d’un jaune céleste. La représentation de l’ange lui-même relève d’une construction iconographique: un ange est immatériel et invisible. Il peut prendre forme humaine pour délivrer son message et est alors nimbé de lumière éclatante. Ici, la figure de Gabriel est illuminée par une source extérieure mais Marie est sur ce point traitée sur un plan d’égalité. L’ange est agenouillé par déférence devant la femme, tradition iconographique apparue au XIIIe siècle inspirée par l’amour courtois – auparavant, il était debout – et après le concile de Trente (1563), il prendra, chez Paul Véronèse ou Caravage, une position dominante, volant au-dessus de la vierge.
Cette différence de monde est souvent évoquée dans la peinture par le développement d’une architecture complexe qui se déploie en perspective. Marie est à l’intérieur. L’ange sur le seuil ou dans un vestibule. Il y a matérialisation d’un espace qui est ici complètement absent. Tout ici est concision, rapprochement très net de l’univers céleste du panneau de gauche, au fond neutre mais dont le statut céleste est renforcé par la présence des deux anges à l’arrière-plan et au-dessus, par la colombe de l’Esprit saint, prête à «venir sur Marie» comme le dit le texte biblique. En fait, cette concision iconographique s’explique par la structure de l’œuvre. Le cadre néo renaissance qui réunit les deux panneaux a été ajouté en 1805 en vue de l’exposition de l’œuvre dans l’église Saint Germain.
C’est à cette date que Genève, alors préfecture du département du Léman, reçoit un lot de tableaux provenant des anciennes collections royales conformément au décret Chaptal, acte de fondation des musées de province en France. Une diffusion artistique, voulue par Napoléon 1er dont le nom figure donc en bonne place parmi les donateurs des collections du Musée d’art et d’histoire. À l’époque, Genève ne disposant pas encore de musée, on exposa les œuvres religieuses à Saint-Germain que l’on venait de rendre aux catholiques, les autres à l’Hôtel de Ville. Notre Annonciation finit par rejoindre le Musée Rath en 1870.
Un faux diptyque
Mais ces deux panneaux ne forment pas véritablement un diptyque, contrairement à ce que le cadre laisse supposer: ils ont été réalisés pour s’intégrer dans un polyptique, un retable destiné à l’autel principal de la Chartreuse de Pavie, en Lombardie. Dans la partie supérieure de celui-ci s’intercalait entre nos deux panneaux, une représentation de Dieu le père. Cette position de Dieu le père entre le messager et la destinataire du message justifie cette économie de moyen. Nul besoin de convoquer une architecture pour visualiser l’invisible quand on a visualisé Dieu, sous son épithète de «Père» qui implique donc la présence intrinsèque du Fils. La colombe du Saint-Esprit complète cette trinité que le lys à trois fleurs pourrait évoquer tout autant que la triple virginité mariale.