À l'invitation de la Fondation Martin Bodmer (Cologny), le Musée d'art et d'histoire présente, en écho à l'exposition Trésors enluminés de Suisse, un ensemble d'œuvres médiévales entrant en dialogue avec les précieux manuscrits réunis par l'institution colognote. Reflet de la constitution des ensembles à l'origine de la collection du musée, l'accrochage du MAH donne un aperçu de la production des artistes et des artisans du Moyen Âge dans sa diversité matérielle et typologique. Les illustrations des codex voisins donnent à voir ces artefacts dans leur contexte d'origine et enrichissent notre perception de la société médiévale, au gré du but poursuivi par le peintre et de l'attention qu'il porte à la reproduction du monde qui l'entoure.
Le MAH à la Fondation Bodmer
Quelques armes médiévales en regard des Trésors enluminés de Suisse
Le savoir-faire des armuriers du bas Moyen Âge est à l'honneur dans le nouvel accrochage du MAH à la Fondation Bodmer.
Parmi la centaine d'objets du MAH qui investissent les vitrines de la fondation jusqu'au 2 juillet prochain [fig. 1], les armes tiennent naturellement une place importante. Comme le rappellent les ouvrages enluminés rassemblés à Cologny, quel que soit leur genre littéraire, la culture martiale est une composante essentielle de la société médiévale. En générant une multitude d'entités rivales ayant le droit de guerre, le morcèlement du pouvoir politique qui caractérise le système féodal est en effet source de perpétuels conflits armés. Choisies pour évoquer certains aspects emblématiques de l'art militaire de l'époque, la trentaine de pièces de la collection d'armes anciennes du MAH visibles à la Fondation Bodmer offre un panorama varié de l'arsenal à disposition de l'homme de guerre du Moyen Âge tardif (XIVe ‒ début du XVIe siècle). Quelques-unes sont mises ici en parallèle avec des illustrations tirées des manuscrits présentés dans l'exposition ou cités dans son catalogue : au même titre que les sources écrites, les représentations figurées – en l'occurrence, les minutieux chefs-d'œuvre des enlumineurs – constituent de précieux auxiliaires pour affiner notre connaissance des équipements et des usages guerriers du temps.
Le chevalier en armes
Est ainsi mise en exergue la figure du chevalier, le combattant noble à cheval, membre éminent de l'un des trois ordres, ou états, qui structurent l'organisation sociale médiévale : aux côtés de ceux qui prient (oratores) et de ceux qui travaillent (laboratores), il fait partie de la caste vouée aux armes (bellatores). Dépositaire d'un idéal mêlant vertus guerrières et valeurs morales, ce preux aux exploits magnifiés par l'épopée et la littérature courtoise, devait durablement marquer l'imaginaire occidental.
Symbole de statut nobiliaire et de richesse, la possession d'un destrier (cheval de guerre) est indissociable de l'accession à la chevalerie [fig. 2]. Les éperons, indispensables à l'art équestre, deviennent de ce fait un signe distinctif de classe sociale : remis au postulant avec ses armes durant l'adoubement (cérémonie qui marque l'élévation au rang de chevalier) [fig. 3], ils matérialisent le statut de leur propriétaire – à l'origine, le port d'éperons dorés est réservé aux seuls chevaliers. À ce titre, ils accompagnent souvent leur propriétaire dans sa dernière demeure, à l'instar de cette paire d'éperons en bronze doré [fig. 4] qui fait partie d'un petit lot d'objets récoltés en 1905 dans les caveaux funéraires de la chapelle des Seigneurs de l'église de Confignon (Genève).
Contrairement à la lance, l'épée n'est pas propre au guerrier à cheval. Étroitement associée aux pratiques rituelles de la classe chevaleresque ainsi qu'à la symbolique du pouvoir aristocratique, elle demeure cependant l'arme noble par excellence [fig. 5] jusqu'à la fin de l'ancien Régime. Avec sa garde cruciforme qui lui confère un caractère sacré, l'épée médiévale est investie de significations symboliques et de vertus magiques qui dépassent son simple usage martial. C'est aussi une arme éminemment personnelle, qu'un lien particulier unit à son possesseur : dans la littérature épique, elle devient un personnage à part entière, telle la célèbre Durandal du preux chevalier Roland, neveu de Charlemagne. Tout en conservant la simplicité formelle des siècles précédents, l'épée tend à s'allonger au cours du derniers tiers du XIVe siècle ; auparavant essentiellement destinée aux coups de taille (c'est-à-dire portés avec le tranchant de la lame), elle s'adapte au perfectionnement croissant de l'armure de « plates » (plaques de métal) grâce à une lame rigidifiée et effilée qui permet également de frapper d'estoc (avec la pointe) [fig. 6].
Principale cible de l'adversaire, la tête du combattant se doit d'être soigneusement protégée. Au milieu du XIVe siècle, le lourd heaume fermé est remplacé par le bacinet, casque au timbre (calotte) ogival couvrant les tempes et la nuque, bientôt complété par un mézail (visière) percé d'ouvertures pour la vue et la ventilation ; mobile, celui-ci peut facilement être soulevé en dehors du combat afin d'offrir une meilleure aération et d'élargir le champ de vision. Forgés d'une seule pièce, les deux éléments montrent un profil aérodynamique conçu pour dévier les coups de lance ou d'épée. Cette défense de tête laissant le cou à découvert est accompagnée d'un camail de mailles fixé au bas du casque qui protège la gorge et les épaules sans entraver les mouvements [fig. 7].
La silhouette caractéristique de ce casque a inspiré son appellation française moderne de bacinet « à bec de passereau », alors que les Allemands y voient une tête de chien (Hundsgugel) et les Anglais, une tête de cochon (pig faced bacinet). L'exemplaire du musée provient du château d'Avusy (Genève), fief des seigneurs de la Grave [fig. 8].
À côté de l'épée, la dague, arme blanche d'appoint à lame courte, connait une grande vogue dès le tournant du XIVe siècle. Généralement suspendue du côté droit de la ceinture – mais les sources figurées montrent qu'on l'affiche aussi volontiers à l'avant [fig. 9], avec un sous-entendu phallique plus ou moins marqué –, elle est d'un précieux secours lors du combat au corps à corps, sa lame acérée causant des blessures profondes et souvent mortelles. Portée aussi bien à la guerre qu'avec le costume civil [fig. 10], par le chevalier comme par le simple piéton, elle connaît des formes variées, allant de l'arme utilitaire à l'objet de luxe.
Parmi les nombreux types qui apparaissent aux XIVe et XVe siècles, la dague à rouelles tire son nom des deux rondelles de métal qui, faisant office de pommeau et de garde, protègent la main du porteur. Sa lame étroite présente parfois, comme ici, une section triangulaire permettant de se glisser aisément dans les défauts de l'armure. Découvert en 1765 dans le lac de Morat, cet exemplaire à poignée richement travaillée est contemporain de la fameuse bataille éponyme qui vit la déroute de l'armée de Charles le Téméraire en 1476 [fig. 11].
Les armes d'hast : pas seulement pour la « piétaille » !
Une série d'armes d'hast illustre la variété de ces armes constituées d'un fer emmanché sur une longue hampe. Souvent dérivées d'outils agricoles, elles restent généralement aux mains des soldats à pied ou piétaille, terme péjoratif qui souligne, selon un préjugé tenace, la supériorité du cavalier sur le fantassin. Ainsi la guisarme est-elle à l'origine un simple fer de serpe garni de pointes, dont le redoutable crochet est prompt à désarçonner un cavalier ou à sectionner les jarrets de sa monture [fig. 12]. Cette arme typiquement italienne (son appellation locale de roncone dérive du mot ronca, serpe) se diffuse principalement en France et en Suisse lors des guerres d'Italie (1494-1559) [fig. 13]. Elle est utilisée jusqu'à la fin du XVIe siècle sur les champs de bataille, où elle est remplacée par la hallebarde et la pertuisane, avant de devenir l'une des armes d'apparat favorites des gardes princières.
Il est cependant une arme d'hast dont l'usage n'est pas réservé aux seuls gens de pied : la hache d'armes à deux mains (c'est-à-dire à manche long, la hache à manche court étant avant tout une arme de cavalier). Avec le développement de l'armure de métal rigide dans le dernier tiers du XIVe siècle, l'épée a en effet perdu de son efficacité. C'est à cette époque qu'apparait la hache d'armes de piéton, puissante arme de taille apte à fracturer ces nouvelles carapaces d'acier. Dotée d'un tranchant plus développé que l'outil dont elle est issue, elle s'en différencie surtout par la présence, du côté opposé au fer de hache, d'un mail (marteau) à tête garnies de pointes acérées, mais aussi, dans l'axe de la hampe, d'une forte pointe pouvant au besoin fournir un coup d'estoc.
Les combattants nobles ne dédaignent pas d'en faire usage à la guerre, mais également lors des tournois : au même titre que l'épée et la lance, elle fait d'ailleurs partie des armes utilisées pour les joutes à pied en champ clos [fig. 14]. Richement ornementé, l'exemplaire conservé au musée, dont le mail et le fer de hache ajouré d'un quatre-feuilles se parent d'incrustations en laiton, témoigne du soin apporté à la fabrication de cette arme chevaleresque [fig. 15].
L'arbalète, une arme frappée d'anathème
Si la cavalerie lourde des chevaliers forme le cœur de l'ost (armée féodale), celle-ci comprend également, dès le XIIe siècle, des compagnies de mercenaires ou des milices communales auxquelles on abandonne généralement l'usage des armes « roturières » telles que l'arbalète. L'aristocratie méprise en effet cet instrument jugé déloyal, car frappant à distance au mépris des « règles de l'art », et donc incompatible avec l'éthique chevaleresque du combat rapproché [fig. 16]. Mais en dépit de ces préjugés de classe et malgré de multiples tentatives de prohiber entre chrétiens « l'art meurtrier et haï de Dieu des arbalétriers et des archers » (concile de Latran II, 1139) ‒, l'arbalète, grâce à son tir puissant, silencieux et précis, occupe dès la fin du XIe siècle une place importante dans l'armement européen, avant que le perfectionnement des armes à feu ne limite son emploi au domaine cynégétique à partir du XVIe siècle.
Entrée dans les collections en 1872 à l'occasion d'un échange avec l'Arsenal de Fribourg, dont la marque armoriée figure à l'extrémité de la poignée, cet exemplaire possède un arc de type composite, c'est-à-dire constitué de différents matériaux dont la combinaison permet d'en accroître la légèreté, l'élasticité et la puissance. Un revêtement d'écorce de bouleau, imprimé d'un motif dit en peau de poisson aujourd'hui fragmentaire, le protégeait à l'origine de l'humidité [fig. 17].
L'arc est ligaturé à l'arbrier (fût) au moyen d'un solide cordage permettant d'amortir les effets du contrecoup. Celui-ci retient également, au dos, l'étrier en fer qui sert de point d'appui à l'arbalétrier lorsqu'il bande son arme [fig. 18]. La puissance de l'arbalète nécessite en effet le recours à un mécanisme indépendant pour sa mise sous tension : dès le XVe siècle, on utilise le cranequin, formé d'une crémaillère dont l'extrémité en double crochet retient la corde, tandis que l'engrenage du boîtier à manivelle dans lequel elle est engagée démultiplie l'effort [fig. 19]. Une fois la corde tendue, l'arbalétrier presse sur la détente pour libérer la corde retenue par la noix et décocher le projectile, appelé carreau.
Rangés dans un carquois suspendu à la ceinture [fig. 20], les carreaux d'arbalète se caractérisent par un fût court à deux empennes en cuir et un fer robuste qui peut affecter des formes diverses, voire être muni d'une masse soufrée destinée à porter le feu à la cible [fig. 21]. Si la cadence de tir d'un arbalétrier est relativement lente (un à deux carreaux par minute), ceux-ci ont une portée efficace d'environ 200 mètres et un tir précis d'une cinquantaine de mètres, capable de percer l'acier d'une armure.
La puissance de la poudre noire contre la bravoure du chevalier
La même réprobation morale et le même dédain aristocratique accompagnent l'essor de la poudre noire au cours du XIVe siècle. Les premières armes à feu sont essentiellement des engins d'artillerie, à l'exemple de la bombarde, dont le nom dérive du latin bombus, « bruit retentissant ». D'abord constituée de douves (lames) soudées côte à côte et renforcées, à la manière des tonneaux, par des cercles forcés à chaud, cette bouche à feu est coulée en fonte dès le milieu du XVe siècle, à l'instar de la petite bombarde du Musée, dont les quatre bandes en relief imitent les frettes des exemplaires primitifs en fer forgé [fig. 22]. Le boulet en pierre est chargé par la bouche, puis la poudre d'amorce est versée dans le canal de la lumière, orifice percé à la culasse (partie arrière). Une fois enflammée, elle communique le feu à la charge explosive placée dans la chambre à poudre et la pression engendrée expulse le projectile. Manquant de précision et dotée d'une faible cadence de tir, la bombarde sert avant tout à l'attaque et à la défense des villes [fig. 23]. Des exemplaires de toutes tailles ont été fabriqués, allant de pièces de plusieurs tonnes jusqu'aux bombardes à main fixées sur une monture en bois, ancêtres du fusil de rempart [fig. 24]. Leur usage persiste jusqu'à la fin du XVe siècle, lorsque l'apparition du canon de campagne sur affût mobile les rend obsolètes.
Parallèlement à l'essor de l'artillerie, les armes à feu portatives connaissent, elles aussi, un développement rapide. Parmi les perfectionnements qui leur sont apportés au cours du XVe siècle figure l'invention du premier mécanisme de mise à feu, la platine à mèche. Jusque-là, l'allumage se faisait en présentant manuellement la mèche allumée devant la cheminée à poudre [fig. 25]. Désormais, elle est fixée à une pièce en S appelée serpentin, qui pivote grâce à un ressort actionné par le bouton de détente placée sur le corps de platine : en libérant la main et l'œil du tireur, cette innovation lui permet de regarder la cible et non plus son arme au moment de faire feu [fig. 26].
Cette rare arquebuse « gothique » à la silhouette caractéristique présente un canon en laiton à neuf pans dont l'extrémité s'évase pour former une bague en relief [fig. 27]. Le poinçon de l'arsenal de Bâle qui y est insculpé permet de rattacher cette arme à une série de commandes effectuées entre 1467 et 1470 par les autorités de la cité rhénane auprès d'armuriers de Nuremberg.
Parmi les innovations technologiques et tactiques qui se succèdent à la fin du Moyen Âge et au début de l'époque moderne, l'essor de l'artillerie à poudre puis des armes à feu individuelles va bouleverser les règles de la guerre. De concert avec la professionnalisation de l'organisation militaire, ces armes nouvelles, rendant vains les faits d'armes et les prouesses individuelles des anciens héros, participent à la fin de la longue suprématie de la chevalerie et à la disparition de l'ost féodal au profit des premières armées de métier permanentes.