Le musée, réceptacle de goûts
Le rôle du cadre est primordial: sublimer l’œuvre qu’il encadre. Pour cela, il doit être présent, sans toutefois s’imposer. Tout se joue dans le juste équilibre entre proportions, matière, style et polychromie, de manière à ce qu’il devienne une fenêtre sur l’œuvre et guide en douceur le regard du spectateur du mur vers le monde imaginaire du tableau.
Nous vous proposons une série de trois articles pour découvrir comment s’est déterminé ce choix essentiel parmi les tableaux de Ferdinand Hodler conservés dans les collections du Musée d’art et d’histoire.
Le premier article a révélé comment Ferdinand Hodler a admirablement su passer des cadres dorés conformes au goût bourgeois de la fin du XIXe siècle à un style épuré. Le deuxième a montré dans quelle mesure les collectionneurs se laissent convaincre par le goût de l’artiste en la matière.
Ce dernier article détaille la démarche muséale actuelle en matière de cadre.
Le musée, réceptacle de goûts
Lors d’une visite des salles du musée, la diversité des encadrements des œuvres de Ferdinand Hodler ne saute pas aux yeux immédiatement puisqu’une grande majorité de celles-ci est présentée dans des cadres dorés. Il s’agit de cadres moulurés, parfois ornés de gorges et souvent ornementés, dans le goût du XIXe siècle, qui sont d’origine, dans ce cas choisi soit par l’artiste, soit par l’ancien propriétaire, ou alors qui ont été modifiés après leur arrivée au musée dans un souhait d’uniformisation de l’accrochage.
Mais, rappelons-nous de ce qui est arrivé à la collection Willy Russ à son arrivée au musée. Le Neuchâtelois Willy Russ-Young, petit-fils de Philippe Suchard et président du conseil d’administration de la société du même nom, réunit à partir de 1900, avec passion, une vaste collection d’œuvres de Hodler. Une partie de celle-ci, soit 57 peintures et de nombreux dessins, est acquise en 1939 par le MAH et aurait pu nous fournir une mine d’informations sur les cadres et plus particulièrement le goût de ce collectionneur, si nombre1 d’entre eux n’avaient pas alors été remplacés par des cadres dorés à gorges, inspirés du style Empire, après leur arrivée au musée. Ces changements sont très certainement avenus en raison des vives critiques que Waldemar Deonna, directeur du Musée d’art et d’histoire entre 1920 et 1951, avait faites de ces encadrements2.
Une transformation aussi radicale de l’aspect final de l’œuvre que celle effectuée sur la collection Willy Russ est-elle légitime dans un musée aujourd’hui?
Le regard sur l’encadrement a beaucoup évolué. Il est considéré aujourd’hui comme partie intégrante de l’œuvre et de son histoire. Les gestes pratiqués par le passé, où les cadres étaient fréquemment remplacés pour des questions de goût, ont montré combien il faut être humble face à un style qui peut déplaire aujourd’hui et être en vogue demain. Actuellement, seules deux raisons peuvent amener à changer un cadre: une contradiction stylistique flagrante entre l’œuvre et son encadrement ou une question de conservation optimale du tableau. Dans ces deux cas, le cadre d’origine sera soigneusement conservé et documenté. En cas de modification des encadrements, une prise en compte des goûts de l’artiste pour la mise en valeur de ses œuvres est primordiale.
L’Autoportrait de Hodler, de 1873, qui provient de la collection Willy Russ, posait un problème de conservation. Cette toile peinte sur les deux faces, présente d’un côté un autoportrait de Hodler jeune et de l’autre une vue de la rade de Genève et du Salève en arrière-fond. L’œuvre était, à l’origine placée dans un encadrement double-face au décor identique des deux côtés, une bordure dorée et ornée de rubans, de perles, et perles allongées non sans rappeler le style Louis XVI (fig.1) réinterprété à l’envi au XIXe siècle. L’œuvre peinte sur ses deux faces était enfermé entre deux plexiglas que l’on glissait dans son cadre double-face par une ouverture sur le petit côté. En raison des risques d’adhérence entre la couche picturale et le plexiglas, ce système est à proscrire aujourd’hui. De plus, les bords du support, coupés, nécessitaient la pose de bandes de tension par le conservateur-restaurateur de peintures. Dès lors, le cadre double-face n’était plus approprié.
Une réflexion s’est alors engagée: fallait-il créer un cadre doré, réplique du style pastiche du XIXe siècle, ou fallait-il épurer la lecture par un cadre simple? Nous avons choisi un profil arrondi, certes plus proche du goût de Hodler, plus tardivement dans son œuvre.
C’est en effet à partir de 1896 que l’option d’un cadre blanc au profil arrondi est retenue par Hodler comme un choix fonctionnel et esthétique, pour encadrer les grandes figures qui lui ont été commandées pour la décoration extérieure du Pavillon des Beaux-Arts de l’Exposition nationale suisse à Genève. Ce profil aura, à partir de ce moment-là, la faveur de Hodler.
Afin de nous démarquer de ces montages blancs plus tardifs par rapport à cet autoportrait et de suivre, au mieux, l’historique du goût de Hodler, nous avons choisi une teinte grise.
Un verre antireflet de sécurité a été posé sur la face pour sa protection mais avec une fine baguette de bois qui crée la distance entre la peinture et le verre. Le revers n’est plus visible aujourd’hui, mais pourrait l’être grâce à la réversibilité du montage qui correspond aux normes de conservation exigées aujourd’hui (fig.2).
La fine baguette qui cernait Le Bûcheron, provenant lui aussi de la collection Willy Russ, ne permettait pas d’accrocher l’œuvre au mur par le cadre mais par le châssis du tableau lui-même, ce qui créait des tensions non souhaitables, de surcroît, était trop mince pour ce tableau de grand format. Mais surtout, elle était trop légère pour supporter le poids d’une protection de la face de type plexiglas de «qualité musée». C’est pourquoi le remplacement du cadre par une baguette plus large et plus épaisse s’est imposé (fig.3). Le choix d’une teinte blanche est ici une évidence puisque le tableau date de 1910. Aujourd’hui, non seulement ce cadre est conforme au goût de Hodler, mais il permet aussi de redonner toute son ampleur à l’œuvre et de la protéger par un plexiglas antireflet.
Le remplacement d’un cadre ne se fait donc que dans des cas très rares, dans des conditions très précises et au plus près du cheminement stylistique de l’artiste concerné.
Ce parcours à travers l’évolution du goût de Hodler en matière d’encadrement a montré le passage du choix d’une dorure traditionnelle à celui d’une présence discrète et épurée du cadre, pas toujours respectée et appréciée par ses commanditaires.
Le musée, en tant qu’héritier de cette diversité d’encadrements, se doit de conserver l’histoire de l’œuvre au plus proche du projet de son artiste et de son commanditaire. Sa mission première de conservation l’oblige à la plus grande prudence quant à la modification de ces ensembles, car l’évolution des cadres occupe une place indissociable de celle de l’œuvre. Le musée se positionne ainsi comme une fenêtre grande ouverte sur le passé, autant que sur l’avenir des tableaux et de leurs cadres, avec comme principal objectif la transmission aux générations futures de ce moment particulier de l’histoire du goût.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Genava 65, 2017, p.107 à 124.
Notes
1 Douze cadres ont été modifiés de manière certaine.
2 Lang 2005.
Première partie: Le choix de l’artiste
Deuxième partie: Le choix des collectionneurs