Le choix du cadre pour les œuvres de Hodler I

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Le choix de l’artiste

Le rôle du cadre est primordial pour un tableau. Il vise à sublimer l’œuvre qu’il encadre. Pour cela, il doit être présent, sans toutefois s’imposer. Tout se joue dans le juste équilibre entre proportions, matière, style et polychromie, de manière à ce qu’il devienne une fenêtre sur l’œuvre et guide en douceur le regard du spectateur du mur vers le monde imaginaire du tableau.

Nous vous proposons ici une série de trois articles pour découvrir comment s’est déterminé ce choix essentiel pour les tableaux de Ferdinand Hodler conservés dans les collections du Musée d’art et d’histoire.

Le choix de l’artiste

«L’échec de mon exposition de Berne est cependant dû au fait que les tableaux n’étaient pas encadrés… Le cadre est une sorte d’aboutissement. Certains (tableaux) auraient eu l’air plus aboutis. Imaginez seulement les tableaux de la galerie de Berne non encadrés. Imaginez combien un tableau pris isolément sans cadre semble inabouti, combien le tout en pâtit»1.

Ces mots, écrits par Ferdinand Hodler en octobre 1887, font comprendre l’impact du cadre sur l’aspect final du tableau et les conséquences dramatiques que son absence peut avoir sur la lecture et l’appréciation de son œuvre.

Pour comprendre l’évolution du goût de l’artiste sur cette question, nous nous sommes appuyés sur ses lettres manuscrites, ainsi que sur un fonds d’images d’inventaire sur plaques de verre, témoignages visibles du choix d’encadrement d’origine. Mais c’est l’observation attentive des cadres conservés au Musée d’art et d’histoire qui a permis de relever la présence d’indices matériels, comme des inscriptions et des étiquettes provenant d’encadreurs, de collectionneurs, de galeries et d’expositions.

«Mon cadre est chez le doreur en face», écrit Hodler à son ami Marc Odier, en 1887, à propos d’un tableau qu’il réalise pour un concours2. Bien qu’aucune description du profil choisi pour le cadre n’apparaisse, cette phrase nous donne deux informations précieuses: la nécessité d’encadrer l’œuvre à des fins d’exposition et la mention du doreur qui laisse penser qu’Hodler se conforme aux goûts en vogue à cette époque pour les cadres dorés et ornés.

En 1887 encore, il écrit toujours à son ami Marc Odier: «Le cadre doit être fait pour pouvoir se démonter, c’était convenu dans le prix de 40 fr[ancs] le tout»3.

Le cadre du Meunier, son fils et l’âne, peint vers 1888 (fig.1) est un exemple qui réunit à la fois ces deux aspects: un encadrement riche en dorures et conçu pour les voyages. Son cadre est mouluré et rehaussé d’un aplat sablé, tout à fait dans le goût de la fin de XIXe siècle. Ses premières images d’inventaire ainsi que sa date d’arrivée au musée, deux ans après sa réalisation, nous confirment qu’il a bien été choisi par l’artiste. De plus, il présente au revers quatre chevilles métalliques, placées chacune dans un angle, qui permettent son montage et son démontage (fig.2), système pratique, qui facilite le déplacement des œuvres et minimise le coût de transport.

Fig. 1 Musée d’art et d’histoire de Genève, salle Beaux-arts 411, en 2013; de droite à gauche: Ferdinand Hodler, Le Meunier, son fils et l’âne, vers 1888, inv.1890-3; Les Buveurs, 1894, inv.1935-15; La Dispute, 1894, inv.1935-14; La Mère Royaume, 1886-1887, inv.1934-18.
©MAH, photo: F. Bevilacqua
Fig. 2 Cheville de montage (juste au-dessus des chiffres en bleu)
au revers du cadre du Meunier, son fils et l’âne ©MAH, photo: V. Greco, inv.1890-3

Vers une simplification des cadres

Une première étape vers la simplification de ses cadres se produit à partir de 1886, lorsque Ferdinand Hodler réalise un décor sur le thème de l’Escalade4 pour la Taverne du Crocodile, située au 100, rue du Rhône, à Genève. Taverne où, apparemment, il prenait au début de sa carrière son unique repas quotidien. Sur une photographie de l’intérieur (fig.3), où l’on aperçoit les tableaux sur la paroi du fond, on distingue des cadres faits de bois foncé moulurés, se rapprochant du style des moulures de la boiserie.

Fig. 3 Carte postale, 1900-1909,
la Taverne du Crocodile, 100, rue du Rhône, Genève (fermée en 1958)
©DR

Le Musée d’art et d’histoire conserve plusieurs tableaux provenant de ce lieu, dont La Mère Royaume, réalisée vers 1886 (fig.1, tableau à gauche de l’image), exposée actuellement dans un cadre doré plat souligné par un biseau de même que ses pendants Les Buveurs et La Dispute. Une étude attentive des images d’inventaire des deux pendants prises à l’arrivée au musée nous confirment que leurs cadres sont restés inchangés depuis les murs de la Taverne mais qu’ils ont été modifiés autour de 1935, après leur arrivée au musée, très probablement pour créer une unité avec celui de La Mère Royaume. Ferdinand Hodler a donc choisi pour ce décor de présenter ses œuvres dans des montages plus simples qui leur permettent de se fondre dans le décor existant.

Dans un billet adressé à Marc Odier depuis Paris, en avril 1892, Hodler mentionne pour la première fois l’usage d’un «cadre plat». Son goût pour les profils plats et une esthétique plus simple apparaît donc dès 1892, soit bien avant sa rencontre avec les peintres de la Sécession viennoise.

Un exemple de cadre plat apparaît avec l’Autoportrait parisien, daté de 1891, entré au musée du vivant de l’artiste. La plaque de verre de l’inventaire (fig.4), laisse entrevoir un exemple d’encadrement de ce type, surmonté du cartouche apposé ultérieurement. Les éléments sont en bois brut, veiné et noueux. Aujourd’hui le tableau est présenté dans un cadre doré aux angles ornés de moulages dont seul le cartouche ancien subsiste (fig.5).

Fig. 4 Image d’inventaire sur plaque de verre,
Ferdinand Hodler (1853-1918), Autoportrait parisien, 1891.
©MAH, inv. 1914-27
Fig. 5 Ferdinand Hodler (1853-1918), Autoportrait parisien, 1891.
Huile sur panneau, 28,8 x 40 cm. ©MAH, photo: V. Lopes, inv.1914-27.
Œuvre dans son cadre actuel.

Avant le tournant du siècle, en 1896, Hodler reçoit une commande pour la décoration extérieure du Pavillon des Beaux-Arts de l’Exposition nationale suisse à Genève, soit vingt-six toiles. Destinées à décorer les pylônes extérieurs du pavillon, et ainsi exposées aux intempéries, elles seront vendues aux enchères au lendemain de l’événement. Le Musée d’art et d’histoire conserve huit tableaux de cet ensemble, arrivés avec plusieurs années d’écart et de provenances différentes. Parmi ceux-ci, le Jeune guerrier portant une épée à deux mains est présenté, depuis son arrivée au musée, dans un cadre en bois peint en blanc, relevant d’une esthétique sobre et nouvelle par rapport au goût très chargé qui domine en cette fin de siècle (fig.6). Les autres tableaux de cet ensemble étaient montés dans des cadres similaires dès l’exposition de 1896, comme le confirme la photographie d’archive du Pavillon suisse – où le Jeune guerrier portant une épée à deux mains, visible sur la droite, est déjà encadré de cette même façon (fig.7). La simplification du cadre pour la présentation de ces grandes figures est probablement due au caractère éphémère d’un tel décor. Une dorure aurait été trop coûteuse et inadaptée à une exposition en plein air. L’option d’un cadre blanc au profil arrondi est donc retenue dès 1896, comme un choix fonctionnel et esthétique.

Fig. 6 Ferdinand Hodler (1853-1918), Jeune guerrier tenant une épée à deux­ mains, 1895-1896 ©MAH, inv.1910-7, Image d’inventaire sur plaque de verre
Fig. 7 Entrée du Palais des Beaux-Arts de l’Exposition nationale de 1896 à Genève ©DR

Ce dernier est confirmé en 1903, année durant laquelle Hodler se rend à Vienne et y rencontre Gustav Klimt et les membres de la Sécession viennoise. Alors âgé de 50 ans, il est invité à participer à la XIXe exposition de la Sécession en tant qu’hôte d’honneur, événement qui marquera un tournant dans sa carrière. À cette occasion, il envoie trente-et-une œuvres dont certaines proviennent du Kunsthaus de Berne, comme en témoigne la lettre qu’il adresse le 5 novembre 1903 à Édouard Davinet, directeur de cette institution: «Cher Monsieur, Comme le moment approche d’expédier mes tableaux à Vienne, je voudrais vous faire savoir que j’ai l’intention de faire faire à Vienne (à mes frais naturellement) de nouveaux cadres. Ceux qui y sont en ce moment ne me satisfont pas tout à fait, malgré tout le soin que vous avez mis à vous en occuper. Je voudrais donc vous prier de m’autoriser à prendre les mesures très exactes des châssis. Je viendrai dans ce but à Berne un jour de la semaine prochaine. Pour ce qui est de l’expédition des tableaux, nous en parlerons de vive voix. Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués. F.Hodler»

De la peinture à l’encadrement: tendre vers l’essentiel

Pour ne pas répéter l’erreur commise lors de l’exposition bernoise de 1887, Hodler prend ici toutes les dispositions pour s’assurer de la réussite viennoise. Il n’hésite pas à faire modifier, à ses frais, l’encadrement choisi par une institution muséale, affirmant ainsi son goût moderne pour un encadrement simplifié qu’il fait réaliser sur place. De nombreuses photographies des salles d’exposition témoignent de cette évolution. Convaincu de ce choix, Hodler le rend explicite dans un billet adressé en 1904 à l’un de ses collectionneurs: «Quant à l’encadrement, je suis de l’avis qu’un cadre blanc convient toujours mieux à un tableau aux tons de bleus. Il existe des cadres blancs polis qui sont très élégants. La suite de vive voix»5.

Ce type de cadre blanc poli est visible sur le carton d’étude de La Retraite de Marignan, ainsi que sur ses pendants, les deux études pour les niches latérales de la salle des Armures du Musée national suisse, aujourd’hui conservées au Musée d’art et d’histoire. Ces trois tableaux ont été acquis par la Ville de Genève directement auprès de Ferdinand Hodler en 19076. À leur arrivée au musée, ces œuvres étaient montées dans des cadres de ce type, au profil arrondi, en bois peint en blanc, comme l’attestent les premières images d’inventaire. Elles étaient exposées dans les salles du musée entre 1910 et 1922 (fig.8) – La Retraite de Marignan surmontant les deux études pour les niches et l’on devine même, sur le côté droit, le Hallebardier en pied faisant partie de la série destinée à la décoration du Pavillon national suisse. On remarque que les proportions des cadres sont parfaitement adaptées au format de chacun des tableaux: plus le tableau est grand, plus le cadre est large, et inversement. Les cadres des deux études pour les niches latérales ont été remplacés, après 1922 et pour une raison inconnue, par des profils plats, dorés et moulurés.

Fig. 8 Musée d’art et d’histoire de Genève, salle Duval, entre 1910 et 1922
© Photo attribuée à W. Aubert

Le Musée d’art et d’histoire conserve une version du Chant lointain datée de 1911, encadrée avec un profil arrondi identique mais avec une finition à la feuille de cuivre et un rendu mat. Le profil est le même que celui que Hodler utilise durant ces années-là, présentant des proportions très équilibrées par rapport à celles du tableau, mais la finition à l’aspect doré pose question: est-elle un choix de Hodler? La réponse est apportée par une photographie d’archive (fig.9), réalisée vers 1911, où l’on découvre Hodler dans son atelier devant une autre version du Chant lointain, encadrée de la même façon.

Fig. 9 Hodler dans son atelier, photographié par Charles Lacroix vers 1911.
Au fond à gauche, posé sur le sol, le tableau Chant lointain encadré.

L’artiste va donc décliner, dans une gamme de proportions plus ou moins large, ce cadre arrondi très simple, parfois avec un fini cuivré selon le résultat final souhaité.

Dans son appartement genevois, au 29, quai du Mont-Blanc, dans lequel il emménagera en 1913, on verra même qu’il tendra à généraliser les encadrements blancs sur ses propres murs, mais avec différents profils – moulurés, plats ou à gorge – et ce jusqu’à sa mort en 1918.

Pour Ferdinand Hodler, il est clair que ce besoin d’aller à l’essentiel commence dans sa peinture, pour ensuite s’étendre à ses encadrements. En outre, l’intégration physique de la peinture dans le cadre se vérifie dans sa manière de peindre et d’apporter, une fois l’œuvre encadrée, de nouvelles touches à sa composition (fig.10). Par cette simplification, il a admirablement su passer des cadres dorés conformes au goût bourgeois de la fin du XIXe siècle à un style épuré, laissant toute sa place à l’œuvre – comme un simple encadrement de fenêtre ouverte sur le monde.

Fig. 10 Hodler peignant Georges Navazza, 1917 ©BCGE/CIG

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Genava 65, 2017, p.107 à 124.

Cet article a également été publié dans Ferdinand Hodler: Documents inédits. Fleurons des Archives Jura Brüschweiler, Fondation Martin Bodmer, Cologny, 3 octobre 2018 – 28 avril 2019.

Notes 1 Lettre de Ferdinand Hodler à Marc Odier, Berne, 22 mars 1887; Archives Jura Brüschweiler, FH-1011-0150.
2 Lettre de Ferdinand Hodler à Marc Odier, Berne, 22 mars 1887; Archives Jura Brüschweiler, FH-1011-0150. L’atelier qu’occupe Hodler entre 1881 et 1902 se trouve au 33, Grand-Rue, dans la Vieille-Ville de Genève, en face d’un doreur dont l’identité reste à découvrir. Différents doreurs et marchands de cadres se sont succédés à cet endroit, parmi lesquels André Buchs, et plus tard Pierre Berndt.
3 Carte postale de Ferdinand Hodler à Marc Odier, Grindenwald, 5 février 1887; Archives Jura Brüschweiler, FH-1011-0149.
4 Événement fêté à Genève par un défilé historique en costume commémorant la victoire des Genevois sur les Savoyards en 1602.
5 Lettre de F. Hodler à E. Huber, Leissingen, 31 août 1904; Archives Jura Brüschweiler, FH-1011-0662. En 1910, Ferdinand Hodler écrira à son ami et collectionneur David Schmidt, à propos de tableaux exposés à Genève: «Voudrais-tu avoir la bonté de donner une couche de blanc sur ces cadres».
6 Avant de rejoindre les collections du MAH, l’étude pour La Retraite de Marignan a été exposée à Vienne en 1904, à Munich en 1905 et à Weimar en 1906. Les deux panneaux latéraux, Le Porte-drapeau Hans Baer blessé et Le Guerrier de Dietegen luttant à l’épée, ont été eux aussi exposés avant leur arrivée au MAH, à Berlin et à Vienne en 1900, à Munich en 1901, à Paris en 1902 et à nouveau à Vienne en 1904

Deuxième partie: Le choix des collectionneurs
Troisième partie: Le musée, réceptacle de goûts

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