Combattre la maladie d’Alzheimer au musée
Le MAH développe actuellement trois grands projets autour de l’art-thérapie. Chacun permet de mieux cerner les tenants et les aboutissants de cette discipline aux bienfaits méconnus. Cette série de trois blogs les abordent un à un: le premier d’entre eux est le projet Ferdinand, en partenariat avec l’association du même nom, à destination des malades d’Alzheimer et de démences associées. Intitulé Résonances, le second est un projet musical, lancé en 2020 en collaboration avec un duo d’artistes genevois et l’Université technique du Danemark. Le troisième s’inscrit dans le programme de rééducation cardio-vasculaire des Hôpitaux universitaires genevois (HUG).
L’art-thérapie
On entend de plus en plus souvent parler d’art-thérapie, mais de quoi s’agit-il exactement? Cette méthode consiste à exploiter le potentiel artistique de chacun dans une visée thérapeutique et humanitaire. Les thérapeutes exploitent les bienfaits de techniques artistiques sur la capacité des personnes à recouvrer, améliorer ou maintenir leur pouvoir d’expression, de communication ou d’entrée en relation avec l’autre.
Pour le grand public, l’art-thérapie est souvent considérée comme une mode passagère, un hobby pour personnes en quête de nouveauté. Or, les études actuelles montrent bien son intérêt. L’art est vecteur de communication verbale et non-verbale. Une visite est l’occasion de déambuler, d’observer des œuvres d’art, d’en discuter en groupe, de s’enrichir. Elle permet aussi d’illuminer son quotidien et de retrouver une place trop oubliée, celle du citoyen au centre de la cité profitant, comme tout le monde, des collections publiques de Genève.
2018, Hodler au Musée Rath
Le premier projet d’art-thérapie au MAH voit le jour en 2018, pour trois publics distincts bien qu’étroitement liés dans la vie de tous les jours: les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de démences associées, les proches aidants et les soignants.
Le musée Rath célèbre alors le centenaire de la mort du peintre Ferdinand Hodler. À cette occasion, la médiatrice culturelle rencontre l’art-thérapeute Claudia Menzago Longchamp, active dans différents EMS auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de démences associées. De cette rencontre, et de celles qui suivront, naît une idée: créer des cycles de visites thématiques pour ce public, mais aussi pour leurs soignants et leurs proches aidants. Pour ces derniers, ces moments de respiration sont propices à vivre une expérience enrichissante avec la personne aidée et à prolonger la conversation en dehors du musée. Ces visites sont aussi l’occasion de faire des rencontres: un groupe de proches aidants s’est formé à la faveur de ces visites, dans un esprit d’entraide et de soutien face à un quotidien parfois très difficile. Pour les soignants, cette bulle d’oxygène bienvenue loin des EMS est aussi une passerelle vers des sujets parfois tabous: la mort, l’intimité, la fatigue, l’appauvrissement des liens. Ils se servent aussi de ces visites pour provoquer avec les résidents des discussions à partir des reproductions d’œuvres qui leur sont distribuées en fin de parcours.
La première visite test était destinée aux soignants: cinq personnes qui, n’ayant ni le temps ni l’envie de venir au musée, sont venues à reculons à l’exposition Hodler//Parallélisme organisée au Rath (20 avril-19 août 2018). Dépassant les 45 minutes programmées, la visite a duré plus de deux heures devant les peintures de Hodler représentant Valentine Godé-Darel mourante et l’un de ses derniers paysages de la rade de Genève. Les tableaux du maître bernois ont libéré la parole sur le sujet complexe de la mort au sein des EMS. Une personne meurt, son corps est emmené, la chambre est réattribuée et voilà! Mais ce «et voilà» est devenu la façade derrière laquelle se cache la difficulté de ce métier. Le portrait de Valentine amaigrie sur son lit de mort a finalement levé un tabou, les langues se sont déliées pour parler de la mort pendant plus d’une heure. Cette première visite a donc confirmé la nécessité de créer des cycles de visites autour de thématiques précises. Pour les inaugurer, la figure de Hodler s’est imposée, tant les sujets évoqués suscitent à la fois contemplation et conversation sur des sujets éminemment sensibles.
Un projet pérenne
Pérenniser ce processus est devenue une évidence pour la médiatrice culturelle du MAH comme pour l’art-thérapeute. Ainsi sont nés des cycles annuels des visites thématiques au musée, à un rythme mensuel, conçus pour les trois publics cibles: les personnes atteintes de la maladie1, les proches aidants2 et les soignants3. Comment fonctionnent ces visites? La première partie est dévolue à une visite thématique, où l’on discute par exemple d’histoires d’amour ou de métamorphoses mythologiques devant des statues et des peintures. La contemplation ou les arrêts spontanés devant une œuvre sont aussi les bienvenus. Les questions ouvertes s’enchaînent pour favoriser la prise de parole; l’approche multisensorielle s’invite également, afin qu’une odeur fasse renaître un souvenir ou même un sourire.
Après la visite intervient l’art-thérapie. Daphné se transformant en arbre pour échapper aux assauts d’Apollon entraîne des conversations animées sur la métamorphose des corps avec l’âge, sur les articulations qui se solidifient comme les jambes de Daphné deviennent tronc d’arbre, sur la métamorphose cognitive dont sont témoins les proches aidants qui ne reconnaissent plus leurs parents ou leurs époux. Les mots de la médiatrice et de l’art-thérapeute se complètent, s’enrichissent tout en redonnant aux proches aidants et aux soignants débordés et épuisés, ainsi qu’aux résidents et aux aidés une place au cœur de la cité, dans leur musée, comme n’importe quel citoyen.
Pour ceux qui ne peuvent plus se déplacer, la médiatrice culturelle du MAH et l’art-thérapeute se déplacent jusque dans les EMS pour des visites thématiques, toujours suivies d’une conversation générale autour des sujets soulevés. Voilà une façon de faire vivre la collection en dehors du musée et de toucher plus de personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer et de démences associées que lors des visites in situ. Ces conférences permettent à un grand nombre de soignants de participer aux conversations et de mieux connaître leurs résidents. Les familles sont aussi très souvent présentes afin partager un moment hors du temps, de la maladie et de la routine des EMS.
L’Association Ferdinand
Pérenniser est une chose, s’organiser en est une autre… Claudia Menzago Longchamp, avec tous ses contacts dans le monde culturel comme dans celui des EMS, a fini par créer l’Association Ferdinand − en hommage à Hodler, qui en fut le déclencheur. Cet organisme a pour mission de valoriser l’art et la culture comme vecteurs de liens et de soins et leur reconnaît une valeur thérapeutique et curative. Il dispose d’un pôle de ressources composé de professionnels du monde médico-sanitaire et de professionnels de l’accessibilité à la culture, et s’engage dans un collectif promouvant de nouvelles attitudes thérapeutiques préventives pour faire évoluer les regards sur les personnes touchées par la maladie d’Alzheimer. L’Association Ferdinand est dotée d’un comité-conseil, auquel participe la médiatrice culturelle du MAH, qui est en charge de suivre le développement et l’implémentation du projet. Il nourrit la réflexion des besoins et des variables propres à chacun des bénéficiaires.
Pendant la crise sanitaire
Alors que de réelles habitudes se sont mises en place, tant dans les EMS qu’auprès des soignants et des proches-aidants, la vague Covid a provoqué un arrêt net. Les EMS se barricadent et les malades d’Alzheimer, privés de leurs familles et d’activités en lien avec leur pathologie, déclinent rapidement. Quant au musée, il ferme lui aussi ses portes au public tout en poursuivant ses activités en coulisses.
Dans ces conditions particulières, le projet se réinvente très rapidement. Accompagnée dans les couloirs déserts du musée par deux collaborateurs heureux de faire vivre les lieux malgré la fermeture, la médiatrice culturelle du MAH propose un parcours filmé thématique, Heureux qui comme Ulysse. Une fois par semaine, un épisode des aventures du héros grec, illustré par une œuvre de la collection, est envoyé aux proches aidants et aux personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer par le biais du site de l’association , mais aussi par celui d’Alzheimer Genève . L’art-thérapeute propose un texte élargissant le sujet afin que chacun puisse réfléchir aux problématiques liées aux épisodes du périlleux retour d’Ulysse à Ithaque. Seize vidéos ont ainsi été réalisées.
Après une courte réouverture, le musée ferme à nouveau ses portes. Un podcast sur les œuvres illustrant les Métamorphoses est alors proposé à tous ceux qui bénéficient déjà du Projet Ferdinand, accompagné de textes proposant d’élargir ceux d’Ovide.
Rencontre inter-EMS
Le jeudi 9 juin 2022, le Projet Ferdinand est présenté lors de la 17e Journée inter-EMS dont le public est composé de professionnels: aides-soignants, infirmières, directeurs d’établissement… L’objectif est simple: élargir son audience et donner envie aux EMS d’y participer.
L’art-thérapeute débute ainsi sa présentation: «Je suis art-thérapeute donc, comme vous le savez, je passe mes journées à faire colorier des mandalas». Dans la salle, le silence se fait. Seuls résonnent quelques rires gênés avant qu’elle n’ajoute: «évidemment non, ça n’est pas mon métier. Moi, je tente de faire du bien, de réunir des malades en discutant d’œuvres, en leur proposant d’accrocher des reproductions aux murs des EMS, en les chargeant d’un rôle comme celui de bibliothécaire une heure par jour. N’oublions pas que ces personnes ne sont pas seulement des patients, ils étaient médecins, directeurs d’établissement, banquiers, conservateurs, infirmières, mères au foyer. Ils n’ont pas besoin de colorier, ils ont besoin de continuer à s’enrichir culturellement, de parler de leur expérience. L’art est un vecteur qui permet à chacun de profiter ces moments de partage.»
Loin d’être du coloriage, l’art-thérapie prend tout naturellement place dans nos musées pour qu’en plus d’une visite, aussi enthousiaste soit-elle, les visiteurs puissent déambuler, parler, s’émerveiller ou, à l’inverse, être choqués et, enfin, parler. Et encore parler.
Notes
1 Deux groupes d’EMS, avec une dizaine de participants chacun.
2 Une trentaine de participants à chaque session.
3 Une visite tous les deux mois avec 6 à 10 soignants.
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