L’Appel du large de Romain Bévierre

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Une œuvre insolite qui enchante Genève

Par une matinée ensoleillée de septembre, l’artiste et écrivain Romain Bévierre a franchi la porte de la Maison Tavel un gros sac sur l’épaule et le bas du visage masqué, comme il se doit en cette fin d’été 2020. Accueilli à l’étage, il pose délicatement le chargement sur une table, soulagé de savoir son contenu intact malgré les secousses du déplacement. Il dévoile alors un objet en bois d’une quarantaine de centimètres de hauteur: de prime abord, cette pièce ressemble à n’en pas douter à une vieille horloge décorée de pierres fines et de métaux précieux. Mais nul besoin d’être horloger pour se rendre compte que l’objet réunit un assemblage étrange qui ne saurait se laisser enfermer dans une catégorie bien précise. Intitulée L’Appel du large, l’œuvre mystérieuse nourrit une réflexion sur le temps et illustre les multiples facettes de l’artiste genevois. Elle est à découvrir du 1er novembre 2020 au 9 mai 2021 à la Maison Tavel.

Romain Bévierre, L’Appel du large, 2019. © Romain Bévierre

Un assemblage surprenant

L’horloge est exposée sous une cloche de verre dans les combles de la Maison Tavel. Cet espace intimiste correspond au rapport que Romain Bévierre entretient avec sa création, comme un parent qui prend soin de sa progéniture de manière instinctive. Ce lien se révèle à la fois profond et harmonieux: aussi bien dans ses écrits que dans ses illustrations ou ses objets manufacturés, l’artiste offre un même regard enchanté sur le monde. L’œuvre hébergée dans la demeure genevoise mêle le charme d’une armature de bois ancienne glanée dans un grand marché d’antiquités lyonnais à des pièces venues de Londres, Paris, Genève, patiemment restaurées et réinterprétées pour servir de refuge à un imaginaire déployé avec minutie. Par la diversité de l’assemblage, et comme pour se jouer de son contenant, l’œuvre se situe dans une temporalité floue propre à l’univers fictionnel des récits de Romain Bévierre. Et c’est peut-être avant tout cette absence de référence temporelle précise qui caractérise au mieux cet objet singulier.

Le corps de l’horloge avant sa métamorphose. © Romain Bévierre

Plongée dans un univers marin

Cette œuvre d’art est déroutante. Son aspect tout à la fois baroque et classique la fait osciller entre deux perspectives: celle d’un objet rassurant car identifiable et celle d’une pièce inquiétante car inqualifiable. Il faut de la patience pour la comprendre et lui permettre de révéler sa richesse. Un premier regard plonge le spectateur dans un univers marin, avec son hippocampe, son ancre et diverses formes ondoyantes, le tout décoré par de nombreux lapis-lazuli qui rendent la référence à l’élément aquatique presque enivrante. Surmontée de deux poissons enlacés et d’une barre de navire, l’œuvre s’intitule L’Appel du large. À ce stade, l’objet n’a pas encore tout révélé. Pour entrer dans la magie du voyage auquel le public est convié, il suffit de brancher le petit temple de bois pour le voir s’illuminer de l’intérieur. Une cavité centrale, tel un hublot, suscite un nouvel intérêt: nous voici embarqués pour une traversée qui va prendre place au cœur même de l’horloge sans cadran ni aiguille. Un vent de liberté souffle à la place de la scansion du temps. Des vagues scintillantes, un voilier, un phare, un poisson.

Détail de la partie sommitale de l’horloge. © Romain Bévierre

Le Relief Magnin en toile de fond

Dans la partie éclairée, en arrière-plan, on découvre la reproduction d’une partie du Relief Magnin, exposé dans les combles de la Maison Tavel, face à L’Appel du large. Avant que l’œuvre ne prenne place aux côtés de la reconstitution historique d’Auguste Magnin, l’artiste avait initialement reproduit une vue ancienne de Genève tirée de la célèbre Cosmographie universelle de Sebastian Münster. En prenant cette gravure pour modèle, Romain Bévierre mettait en avant un ouvrage de référence dans lequel les lecteurs européens du XVIe siècle avaient pu découvrir les premières descriptions du monde, suscitant un intérêt toujours croissant pour l’inconnu. C’est dans cet esprit d’ouverture et de mouvement perpétuel que l’artiste a aujourd’hui reproduit une portion des contours de la ville tels qu’Auguste Magnin a choisi de les figer avant la démolition de ses fortifications, à partir des années 1850. Cependant, le dessin précis de la Rome protestante est ici métamorphosé par le tracé de vagues irisées au premier plan, rehaussé par les touches de rouge et de blanc d’un drapeau suisse accroché à un voilier qui s’anime grâce à un mécanisme d’horlogerie. En changeant le décor, l’œuvre entre en symbiose avec son lieu d’escale et transporte le visiteur dans un passé fabuleux.

La Maison Tavel et la cathédrale Saint-Pierre au cœur de la reproduction du Relief Magnin. © Romain Bévierre

De l’histoire à la légende

Comme pour souligner la frontière ténue qui sépare la réalité de la fiction, un nuage de dentelles dissimule le haut du phare. Il fait ressortir le mystère de la pièce, renforcé par d’immenses vagues pailletées de différents bleus qui rendent le lac Léman sous un jour de grande tempête. Ces dernières créent un contraste non seulement par leur style mais également par l’agitation qu’elles provoquent: en déferlant sur Genève, la belle harmonie qui se dégage de la miniaturisation parfaitement immobile de la ville est troublée. Quel sens l’artiste souhaite-il donner à cet ensemble déconcertant? Pour le savoir, il faut observer l’embarcation qui laisse apparaître un message énigmatique entourant sa base mouvante grâce à un subtil jeu de miroir: «Ce qui se devine est souvent plus impressionnant». Un avertissement retentit. L’inattendu peut surgir d’un environnement connu et familier. Au cœur de l’horloge, la vue d’un aileron serti de pointes en témoigne; le lac abrite sa propre créature effrayante. L’Appel du large se transforme à mesure en une boîte à histoires, comme le support au déploiement d’un récit. Une légende prend vie. Par l’alliance d’un récit fantastique à une vue urbaine réelle, l’artiste rappelle d’une certaine manière La Pêche miraculeuse de Konrad Witz: le Christ marchant sur les eaux verdâtres du Léman associe le miraculeux à un paysage réel. Romain Bévierre relève ce défi à sa manière, en faisant cohabiter des éléments aux références hétérogènes, et cela dans un cercle pas plus grand que le verre d’une loupe car, selon lui, «lorsque l’imagination est fertile, l’infini n’a pas forcément besoin de beaucoup d’espace».

Les deux faces latérales de l’horloge. © Romain Bévierre

Un appel à la liberté

«Je me fous des pendules et m’autorise le luxe de ne pas tenir compte des avertissements de ceux qui me mettent en garde contre le jour où il sera trop tard», s’exclame une jeune femme attablée à la terrasse d’un café dans son ouvrage de 2018, Jusqu’à l’inconnue. Avec L’Appel du large, Romain Bévierre offre au public la possibilité de sortir de cet engrenage. En transformant un instrument dédié au temps dont la fonction est de rappeler l’inéluctable, l’artiste indique qu’au sein des rouages les plus parfaitement orchestrés il demeure un vide, un espace ouvert au possible. Il a ainsi déplacé subtilement une horloge de son guéridon pour la déposer sur une table de nuit, à mi-chemin entre la veille et le sommeil, et cela sans jamais tourner le dos au réel qui l’entoure, comme une ode à la liberté de suspendre le temps par la force de l’imaginaire.

Pratique :
Romain Bévierre, L’Appel du large, 2019.
Présentation au 3e étage de la Maison Tavel, du 1er novembre 2020 au 9 mai 2021.

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