La Perse à Genève

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La collection d’art persan de Jean Pozzi

Jean Pozzi (1884-1967), ministre plénipotentiaire de France en Iran et en Égypte, a légué sa collection de peintures persanes au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) à l’automne 1966. Exposée pour la dernière fois en 1992, la collection Pozzi est aujourd’hui conservée au Cabinet d’arts graphiques du MAH (CdAg) et est désormais accessible via le site de la collection en ligne du musée. Ces trésors persans pourront contribuer de manière significative et durable aux études persanes lorsqu’ils seront connus et reconnus par le monde universitaire, les mécènes et le grand public.

Une collection inouïe d’art persan

Jean Pozzi peut être considéré comme l’un des collectionneurs d’art islamique les plus renommés de l’Europe du XXe siècle. Il fait partie du groupe légendaire de fins connaisseurs basés à Paris qui ont jeté les bases de l’étude de l’art islamique et persan. De ces fabuleuses collections, trois sont restées relativement intactes: celle de Sir Alfred Chester Beatty, aujourd’hui conservée à la Chester Beatty Library à Dublin ; celle d’Henri Vever acquise en 1985 par l’Arthur M. Sackler Gallery à Washington; et celle, légendaire, de Jean Pozzi, dont le CdAg conserve près de 850 peintures manuscrites, folios calligraphiques, dessins et enluminures du XIVe au XIXe siècle.

Initialement, la collection de Jean Pozzi était fort riche et diversifiée. Le collectionneur a légué, outre des peintures persanes et des gravures européennes au MAH, plusieurs objets d’art au Musée de l’horlogerie de Genève, au musée du Louvre, au Musée historique des tissus et au Musée des arts décoratifs, tous deux à Lyon, et à la Bibliothèque apostolique du Vatican, pour ne citer que quelques-uns de ses donataires. Le reste de sa collection a été mis aux enchères, et des ventes quasi hebdomadaires se sont tenues entre novembre 1970 et avril 1971 à l’hôtel Drouot à Paris.1

Fig.1 Muhammad Yusef (milieu du XVIIe siècle), Un jeune homme debout, ses mains croisées devant lui.
Gouache et or sur papier, monté sur un carton rose et encadrement violet foncé.
Legs Jean Pozzi, 1971 ©MAH, photo: A. Longchamp, inv. 1971-0107-0081
Figure d’un jeune homme habillé selon la mode vestimentaire d’Ispahan au milieu du XVIIe siècle. L’artiste, Muhammad Yusef, est l’un des maîtres peintres iraniens, actif à Ispahan la capitale de l’empire Safavide (1501-1723).

Jean Pozzi, un diplomate collectionneur

Né le 30 mai 1884 à Paris dans une famille privilégiée et bourgeoise, Jean Pozzi a baigné dès son plus jeune âge dans une culture artistique riche et diversifiée. Son père, Samuel-Jean Pozzi (1846-1918), de rang social élevé, est l’influence première et principale de sa formation artistique. Chirurgien et gynécologue très réputé, mais aussi grand collectionneur d’art, Samuel-Jean Pozzi a fait peindre son portrait par John Singer Sargent et était un ami proche de Marcel Proust. Il était également respecté de nombreux politiciens influents, universitaires renommés, écrivains, musiciens et peintres; il fréquentait les salons parisiens, tenant lui-même un salon place Vendôme, et décorait sa maison avec des sculptures en bois de la Renaissance, des meubles de style Empire, des livres rares, des monnaies égyptiennes et gréco-romaines, des tapis orientaux, des textiles et objets d’art islamiques…

Fig.2 Véra Lillien, Jean Pozzi à Téhéran, 1936. Photographie, archives Claude Bourdet, Paris ©L‘Orient d‘un collectionneur

Jean Pozzi, comme son père, a eu une brillante carrière, dans la diplomatie. Diplômé de la Faculté des sciences politiques de Paris en 1906, il débute au ministère français des Affaires étrangères. Après plusieurs années passées à Constantinople, il s’engage dans l’armée en 1914 comme volontaire, et est nommé officier-interprète auprès du gouvernement britannique. Après l’armistice, il retourne à des postes diplomatiques en Europe de l’Est, à Istanbul (1926-1934), Téhéran (1935-1936) et au Caire (1939-1942) puis est nommé directeur des archives du ministère des affaires étrangères au Quai d’Orsay (1936-1939). Il décline de servir à l’étranger sous le gouvernement de Vichy, et se retire définitivement du ministère des Affaires étrangères en 1945. Directeur de la Société française de reproduction de manuscrits à peintures en 1944, il devient président de la Chambre de commerce franco-iranienne en juillet 1945. Il décède à l’âge de 83 ans dans son appartement parisien en 1967.

Jean Pozzi ou le flair du collectionneur

Si la carrière diplomatique de Pozzi nous est aujourd’hui connue, en grande partie grâce à diverses correspondances conservées dans les archives du ministère des Affaires étrangères, nous n’avons aucun document précis, ni aucune note personnelle sur son activité la plus fascinante: collectionneur d’œuvres d’art et notamment des arts de l’Islam.

Dans ses mémoires, rédigées en partie par Didier Martin, son secrétaire et chauffeur entre 1965 et 1967, Jean Pozzi révèle: «Ce que je possède de plus intéressant et de plus beau, je l’ai rapporté de mes postes et de mes missions dans le Levant et dans l’Orient-Moyen. Mais il était temps! À Constantinople, quand les ouvriers creusaient pour poser des canalisations, on n’avait qu’à se baisser pour ramasser des poteries, des tessons. À présent, il est impossible de faire les affaires qu’on faisait avant 1914, et même encore entre les deux guerres.»2

L’orientaliste français et conservateur de la Bibliothèque nationale de France, Edgard Blochet (1870-1937) explique en outre que: «L’origine de cette collection, l’une des trois ou quatre véritablement importantes qui existent à Paris, remonte à une date déjà lointaine, à l’année 1907, à une époque à laquelle les enluminures persanes et les tableaux hindous étaient moins rares qu’aujourd’hui, à une période en laquelle ces œuvres d’art n’avaient pas atteint des prix qui découragent les amateurs. Je ne parle que des collections qui ont été formées par des dilettantes, et non de celles des antiquaires; certaines de celles-ci comprennent des milliers de pièces, souvent d’un intérêt capital pour l’histoire de l’art oriental.»3

Paris, centre de l’appréciation des arts de l’Islam

Réputée pour son ambiance hautement intellectuelle, sa scène artistique riche et dynamique, Paris abritait en effet certaines des plus importantes collections privées et publiques d’art persan. L’effondrement de plusieurs dynasties orientales peut être considéré comme l’une des principales raisons du fait que «beaucoup plus de découvertes ont été faites à Paris qu’en Orient même».4 Rémi Labrusse souligne en particulier le rôle majeur joué par l’Union Centrale des Arts Décoratifs (UCAD) avant la Première Guerre mondiale, à la fois dans la promotion de la création contemporaine, mais aussi pour soutenir et diffuser les arts de l’Islam en France. L’UCAD a en effet été directement ou indirectement à l’origine de trois expositions importantes consacrées aux arts de l’Islam (1893, 1903 et 1907), et de deux autres consacrées à des domaines spécifiques. L’une, en 1912, organisée par Georges Marteau et Henri Vever, porte sur l’art du livre persan, et Pozzi y prête sept miniatures; l’autre en 1917 sur les arts marocains. On peut se demander si le fervent intérêt de Jean Pozzi pour les arts islamique et persan n’avait pas commencé à cette même époque. L’exposition de l’UCAD de 1903, par exemple, marque l’apogée d’un mouvement qui, dans le milieu des collectionneurs parisiens a donné naissance, selon Labrusse, à une petite élite de chercheurs.

Compte tenu de l’esprit artistique et de la recherche d’un art novateur dans la société française et les cercles d’artistes et de designers parisiens avant la Seconde guerre mondiale, on peut supposer que la collection Pozzi s’est constituée sous cette influence. Le premier catalogue de sa collection, illustré de plusieurs planches, est rédigé en 1930 par Edgard Blochet. Ceci pouvait satisfaire la curiosité française pour l’art et la culture extra-européenne répandue à la fin du XIXe siècle. Un autre texte, beaucoup plus court, sur sa collection et celle d’Henri Vever est publié la même année par Gaston Migeon (1891-1930), historien de l’art renommé, fervent défenseur de l’art islamique en France, à l’origine de la grande exposition de 1903. Le catalogue de Blochet mettait en évidence plusieurs caractéristiques artistiques, historiques et culturelles du monde persan. Il correspondait tout à fait à l’objectif principal recherché par l’Union des arts décoratifs, qui était «l’éducation des artistes décorateurs et des ouvriers d’art» comme l’exprimait Gaston Migeon.5 Ce catalogue peut finalement être vu aussi comme un certificat affirmant l’inclusion de Pozzi dans les cercles parisiens les plus influents de designers et de collectionneurs.

Jean Pozzi, un collectionneur discret

Il n’y a aucune trace ou registre des achats d’art de Pozzi parmi ses papiers personnels. À ce stade des recherches, et prenant en compte le manque sérieux de sources écrites, je soulignerais le rôle de Paris comme son principal foyer d’acquisition avant et après les deux guerres mondiales.6 Dans ses mémoires, on relève des ventes à l’hôtel Drouot, et seule une étude approfondie de sa collection pourra nous éclairer plus sur cette question. En effet, certaines des pages illustrées les plus célèbres de sa collection ont été prélevées dans les mêmes manuscrits et albums, ou murraqa, que ceux détenus, entre autres, dans les collections de H. Vever, G. Marteau et A. Chester Beatty, pour lesquels nous avons des informations concernant leurs réseaux de marchands et leurs connexions. On peut alors conclure que Jean Pozzi a profité non seulement de ses propres missions en Orient, mais aussi des marchands parisiens les plus célèbres et ayant pignon sur rue, tels Charles Vigner, Georges Demotte, Dikran Kelekian, etc.

Une étude récente d’un manuscrit illustré du Shâhnâmeh daté de 1652 dans la collection Pozzi met en évidence diverses étiquettes numérotées, sur la deuxième et la troisième de couverture, dont le nombre élevé encourage à y voir des cachets de marchands, ce qui indique la circulation du manuscrit. En outre, la reliure aurait été changée en mars 1852. Alors que B. W. Robinson l’identifie comme une reliure turque, la recherche récente de Quentin Arnoux démontre que la reliure du manuscrit est à deux plats, contrairement aux reliures orientales, et que le cuir n’est pas teint mais badigeonné de rouge. Par ailleurs, les folios du manuscrit sont attachés à la reliure par des fils polychromes, ajoutant à la dimension esthétique de l’ouvrage. Ces dispositifs typiques des reliures d’Europe occidentale sont ici exécutés dans un style oriental; ces éléments encouragent ainsi à considérer cette reliure comme une œuvre européenne réalisée dans un style orientalisant turc. Christian Rümelin, ancien conservateur en chef du CdAg, a certifié que ce phénomène n’est pas inconnu et témoigne même d’une véritable mode pour le maroquin ottoman en Europe entre le XVIIIe et le XIXe siècle, principalement en Allemagne, en Italie, et surtout à Paris.

Le prestigieux Shâhnâmeh

Les pièces les plus remarquables de la collection Pozzi datent des périodes safavide (1501-1736) et qajar (1789-1925). B. W. Robinson a déjà répertorié au MAH « 610 pièces, dont 17 du XIVe siècle, 42 Timurides (XVe siècle), 75 début Safavides (XVIe siècle), 161 Safavide tardif (XVIIe siècle) et 193 post-Safavide (XVIIIe et XIXe siècles).»7

Fig. 3 Anonyme ou attribué à Shams al-Dîn, Garshâsp sur son trône. Encre noire, gouache et or sur papier. Legs Jean Pozzi, 1971 ©MAH, photo: Y. Siza, inv. 1971-0107-0001
Il s’agit de l’une des pages illustrées du fameux Shâhnâmeh mongol datant du début du XIVe siècle. L’illustration représente Garshâsp, l’un des rois légendaires iranien sur son trône, entouré de ses courtisans. En haut à gauche dans l’image, on aperçoit un triangle blanc, qui est la trace de l’intervention de Georges Demotte pour séparer le recto du verso de la feuille afin de les vendre séparément!

Parmi ces chefs-d’œuvre et particulièrement ceux qui sont publiés en couleur dans le catalogue de 1930, on peut citer des illustrations du très célèbre Shâhnâmeh (Livre des Rois) mongol datable vers 1330, connu à cette époque comme le Shâhnâmeh de Demotte.8 George Demotte était en effet le marchand qui a démembré les premiers exemplaires royaux illustrés de l’épopée persane. Jean Pozzi a acquis trois folios (y compris un double-folio) de cet énorme livre. Henri Vever, Georges Marteau et Alfred Chester Beatty avaient également acheté des illustrations et double-folios.

Posséder des folios de cet exemplaire, ainsi que d’autres manuscrits royaux9 persans (tels que le Fâlnâmeh (Livre des sorts) de Shah Tahmasp, ou le Shâhnâmeh injû par exemple), ou les pages finement dessinées et colorées d’Ispahan, faisait sans aucun doute la fierté de tout amateur d’art. Cela prouvait non seulement l’importance et la grande qualité de sa collection, mais aussi la délicatesse de son goût et sa fortune considérable.

Ce texte a été rédigé par Negar Habibi (PhD), chargée d’enseignement des arts de l’Islam à l’Université de Genève

Notes
[1] Je remercie ici feue Marie-Christine David qui a gentiment partagé avec moi ses souvenirs sur les ventes Pozzi
[2] Didier Martin, Le Jéroboam, Gallimard, 1969, pp. 49-50
[3] Edgar Blochet, Les peintures orientales de la collection Pozzi. Paris: LSFRMP, 1930, p. 5
[4] Friedrich Sarre, cité chez Rémi Labrusse. «De la collection à l’exposition: les arts de l’Islam à Paris (1864-1917)», Purs décors? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle, collections des arts décoratifs. Ed. Rémi Labrusse. Paris: Louvre éditions, 2008, p. 64
[5] Cité chez Rémi Labrusse. «De la collection à l’exposition: les arts de l’Islam à Paris (1864-1917)», Purs décors? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle, collections des arts décoratifs. Ed. Rémi Labrusse. Paris: Louvre éditions, 2008, p. 69
[6] Bien évidemment, cela ne réduit pas l’importance d’Istanbul, de Téhéran ou du Caire, où il a longtemps séjourné
[7] Robinson, B.W., Ardalan Firouz, Afsaneh et alii. Jean Pozzi, l’Orient d’un collectionneur. Geneva: Musée d’art et d’histoire, 1992, p. 91
[8] Le Shâhnâmeh ou Livre des Rois, achevé en mars 1010, est un ouvrage de poésie épique persane qui, avec environ 50,000 distiques, narre la mythologie, les légendes et l’histoire de la Perse. Et cela, depuis l’époque des premiers hommes sur terre jusqu’à la chute de l’Empire perse consécutive à l’invasion arabo-musulmane au milieu du VIIe siècle, qui entraîna l’islamisation de l’Iran et de la civilisation persane. Pour plus d’information voir: Negar Habibi, Shâhnâmeh, le livre des rois persans. Paris: Pocket, 2021
[9] L’art de manuscrit persan est essentiellement un art royal. Plusieurs livres sont richement illustrés et enluminés dans les bibliothèques-ateliers (ketâbkhâneh) appartenant aux différents rois et princes qui régnaient sur les territoires persans.

Pour en savoir plus:
Quentin Arnoux, Illustrer le Shâhnâmeh à Ispahan au milieu du XVIIe siècle: Moin Mosavver et le cas dun manuscrit conservé à Genève, mémoire de Master en Histoire de l’art, sous la direction de Negar Habibi, Université de Genève, juin 2021.
Edgard Blochet, Les Peintures orientales de la collection Pozzi, Paris: LSFRMP, 1930.
Rémi Labrusse, «De la collection à l’exposition : les arts de l’Islam à Paris (1864-1917)», Purs décors? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle, collections des arts décoratifs, Paris: Louvre éditions, 2008.
Gaston Migeon, Miniatures persanes : collections Henri Vever et Pozzi, Paris, 1930.
Habibi, Negar, Shâhnâmeh, le livre des rois persans, Pocket, 2021.
Yves Porter, «France xi. Persian Art and Art Collections in France», Encyclopædia Iranica, X/2, pp.156-162, http://www.iranicaonline.org/articles/france-xi-persian-art-and-art-collections
Basil Wiliam Robinson, Firouz Afsaneh Ardalan et al., Jean Pozzi, l’Orient d’un collectionneur, Genève: Musée d’art et d’histoire, 1992.

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