La peinture française du XIXe siècle au MAH

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L’interdisciplinarité au service des collections

Depuis le mois d’octobre 2020, le Musée d’art et d’histoire de Genève et l’Université de Genève travaillent ensemble à l’étude des peintures françaises du XIXe siècle du musée. Ce projet s’inscrit dans une collaboration fructueuse entre les deux entités, qui implique directement les étudiant.e.s et a, par le passé, généré plusieurs catalogues de collection; sur les peintures flamandes et hollandaises du XVe au XVIIIe siècle en 2005 et 2009, et sur les peintures italiennes et espagnoles du XIVe au XVIIIe siècle en 2015. Cet article se propose d’analyser le mécanisme d’interdisciplinarité qui préside à cette expérience vivante et actuelle.

Ce projet de recherche appliquée conjugue quatre niveaux de collaboration: l’étude des œuvres, leur traitement, leur publication et leur exposition. Après un premier dépouillement de l’inventaire, un premier corpus d’environ 260 tableaux peints en France entre 1800 environ et 1918 a été constitué.

L’étude matérielle et scientifique

Les regards et les connaissances particulières du conservateur-restaurateur et de l’historien de l’art visent à comprendre l’histoire matérielle des œuvres, qui inclut d’une part leur processus de fabrication, et d’autre part les transformations successives qu’elles ont subies au cours du temps. Menées à l’atelier de conservation-restauration de peinture et dans la salle d’examen scientifique, les observations matérielles, réalisées en lumière issue du spectre visible, du rayonnement ultraviolet (UV), en infra-rouge (RIR) et par la radiographie (RX) peuvent être complétées selon les cas par l’analyse qualitative des matériaux. Elles suivent les étapes successives de travail, du support à la couche picturale et celles de finition. La tracéologie appliquée à chaque œuvre permet également d’enregistrer les marques d’usage, les cachets de collection, les pochoirs appliqués à l’encre noire au revers des supports des multiples fournisseurs de matériaux artistiques. Conjuguées à l’analyse stylistique et aux documents d’archives existants, ces observations permettent de multiplier les indices susceptibles de préciser l’identité des œuvres constituant un corpus.

Plusieurs des tableaux étudiés nous révèlent des marques de fournisseurs de matériaux artistiques, de restaurateurs et d’encadreurs qui, progressivement recensées depuis quelques années, offrent des indices relatifs au lieu de production, à la datation des œuvres, à leurs encadrements et à d’anciennes interventions de restauration (Fig.1-2-3).

Fig.1 Eugène Carrière (1849-1906), Jeunes filles regardant des poissons, XIXe siècle.
Huile sur toile, 54 x 61 cm ©MAH, photo : V. Lopes, inv. 1896-0001
Toile fournie par la maison Hardy-Alan
Fig.2 Marque au pochoir et encre noire au revers de la toile du fournisseur parisien Hardy-Alan (actif entre 1862 et 1947).
Fig.3 Étiquette de la maison Robert Rollin collée sur le cadre

Le traitement de conservation-restauration

Le dialogue du conservateur-restaurateur et de l’historien de l’art se poursuit au niveau du traitement des œuvres, en opérant différents choix. Il s’agit d’abord de définir, au sein des collections, quelles œuvres méritent en priorité une intervention, sur la base de leurs qualités esthétiques et de leurs valeurs historiques, mais aussi en fonction de contraintes données (faisabilité, budget alloué, délai de réalisation, etc.). Ensuite, il convient d’évaluer la nature et les niveaux d’intervention. Dans la collection du MAH, le fonds des peintures flamandes et hollandaises est le premier à avoir bénéficié d’un traitement systématique. Entre 2002 et 2009, les 280 tableaux qui le composent sont passés dans les ateliers de conservation-restauration de peinture et d’encadrements. Tous ont fait l’objet de mesures de conservation curative, destinés à en assurer la stabilité. Parmi eux, 92 ont nécessité une restauration approfondie de manière à pouvoir être présentés au public.

Le corpus des 260 tableaux français va faire lui aussi l’objet d’une campagne systématique de conservation-restauration, indissociable de l’étude. À ce jour, plusieurs peintures ont déjà été retenues pour être traitées. Parmi elles, le portrait d’Élise Masson, qui porte la signature de Jean-Baptiste Guignet (1810-1857), nous est parvenu dans un mauvais état de conservation et, en partie pour cette raison, a été oublié dans les réserves du Musée Rath puis du Musée d’art et d’histoire (Fig.4). Or, par sa qualité stylistique, il mérite d’être réévalué et présenté dans le parcours permanent des Beaux-Arts. Nous avons ainsi pris la décision de l’inscrire au programme de restauration, comme plusieurs autres œuvres méconnues.

Fig.4 Jean-Baptiste Guignet (1810-1857), Portrait de Mademoiselle Masson, cantatrice de l’Opéra de Paris (première moitié du XIXe siècle).
Huile sur toile, 130,1 x 97,5 cm ©MAH, photo : V. Lopes, inv. 1874-0008.
Détail avant traitement.

La publication

Le catalogue de collection constitue le genre éditorial par excellence : le dialogue nécessaire entre le conservateur-restaurateur et l’historien de l’art s’y noue autour de l’objet. Depuis la Seconde Guerre mondiale, il s’est fortement développé, en découpant l’ensemble d’une collection par périodes et par écoles et en consacrant à chaque œuvre une notice étoffée. Il constitue un travail d’équipe sur le modèle anglo-saxon développé à partir des années 1990. Pour chaque notice, il comporte un historique des interventions ainsi que des observations matérielles qui font l’objet d’une synthèse sur le métier du peintre.

Ce catalogue constitue ainsi un outil fondamental. Du point de vue scientifique, il précise non seulement l’identité de chaque œuvre (Fig.5 à 8), mais aussi celle d’une collection dont l’histoire peut être retracée et dont on peut évaluer les points forts et les lacunes. Du point de vue institutionnel, il aiguille une revalorisation patrimoniale, qui permet notamment de remettre en état un pan de collection, de pouvoir le présenter au public et de le faire connaître plus largement (ce qui détermine la valeur contractuelle donnée par l’institution lors de prêts et d’emprunts), de nourrir l’inventaire, la documentation et les collections en ligne de l’institution, de fédérer toutes les compétences d’un musée.

Fig.5 Théodore Géricault (?), Tête de supplicié, 1821.
Huile sur toile, 37,3 x 30,6 cm ©MAH, photo : V. Lopes, inv. 1904-0004
Fig.6 Détail de l’œil droit de la Tête de supplicié

Exposition

Le catalogue des peintures flamandes et hollandaises s’accompagnait de deux expositions mettant en valeur d’importants pans de la collection de peintures, étudiés et restaurés: La Naissance des genres (2005) et L’Art et ses marchés (2009). Notons que, dans ce cas, l’exposition se subordonne à la publication de l’étude, contrairement au catalogue d’exposition temporaire.

Pour le catalogue des peintures françaises du XIXe siècle, nous projetons d’innover avec une publication en ligne, qui permettra de révéler au public le plus large un patrimoine aussi riche que méconnu appartenant à la collectivité genevoise, en répondant à l’une des missions fondamentales de tout musée. Elle sera l’occasion de faire connaître au public la démarche des différentes enquêtes: la recherche de provenance (devenue en enjeu délicat notamment en raison des spoliations de la Seconde Guerre mondiale) ; les indices récoltés par les observations matérielles et par les investigations techniques (imagerie scientifique, analyse des pigments et des liants, etc.); les enquêtes historiques, iconographiques et stylistiques. Elle permettra aussi de mettre en évidence certaines problématiques: la distinction entre l’original, la copie et le faux (question posée notamment par des tableaux d’Auguste Renoir et de Vincent van Gogh); le rôle de l’attribution dans l’évaluation économique et patrimoniale; l’histoire des collections et du goût; les missions d’un musée patrimonial aujourd’hui.

Fig.7 Attribué à John Wood, Portrait du duc de Brunswick (1804-1873), XIXe siècle.
Huile sur toile, 127 x 101,2 cm ©MAH, photo : V. Lopes, inv. 1874-3.
Considéré comme produit de l’école française, ce portrait a finalement été réattribué au peintre anglais John Wood.
Fig.8 Détail revers avec la marque du fournisseur londonien Thomas Brown

Conclusion

Cette responsabilité partagée par le conservateur-restaurateur et l’historien de l’art dans l’étude, le traitement, la publication et l’exposition constitue la base d’une collaboration fructueuse qui vise à conjuguer les regards portés sur un même objet (l’interdisciplinarité) et non à juxtaposer des discours cloisonnés (la pluridisciplinarité). Pour que cette collaboration ne soit pas qu’un vœu pieux, elle doit être mise au cœur de la formation en conservation-restauration et en histoire de l’art. C’est dans cette dynamique que les étudiant.e.s de bachelor et de maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Genève ont été associé.e.s aux différents projets cités. C’est aussi dans cette perspective que s’inscrit l’accueil régulier de stagiaires au sein des ateliers et que s’organise l’enseignement prodigué depuis 2010 par le secteur de la Conservation-restauration du MAH dans le cadre de la maîtrise d’études avancées en conservation du patrimoine et muséologie des Universités de Genève, Lausanne et Fribourg.

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