Devant le portrait de Sabina Poppæa, le public adulte admire la qualité artistique de ce tableau clé de l’École de Fontainebleau. Il apprécie aussi le sourire mystérieux de cette femme, le rendu lisse de sa peau, son corps voluptueux qui semble sculpté dans du marbre… Le visiteur averti peut également observer comment l’artiste a mis en place une certaine idée de la Beauté à la Renaissance.
Mais les enfants, eux, voient une toute autre femme. L’idée que la Beauté peut être une construction, un paradigme esthétique changeant au fil des cultures et des époques n’est pas quelque chose qu’ils ont à l’esprit quand ils regardent Sabina.
Les quelque 600 élèves qui sont venus suivre une visite autour du portrait attestent de cette expérience esthétique différente. Si, d’emblée, on tente d’expliquer aux enfants que le tableau représente une femme idéale, mais aussi un personnage qui a vraiment existé et dont le pouvoir résidait dans sa beauté, ils ne comprennent pas le propos. Tout simplement parce que, dans la plupart des cas, les enfants ne la trouvent pas belle! Comment cette femme peut-elle donc représenter un idéal de Beauté? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un idéal?
L’expérience personnelle au centre
Le regard de l’enfant se construit d’emblée autour d’un univers référentiel qui est le sien et qui lui est contemporain. Devant un tableau, l’enfant regarde et se positionne par rapport à sa propre vie: c’est lui qui est au centre de cette expérience, et non pas le tableau. Négliger l’importance du lien intime entre l’œuvre et son public est fatal à ces âges: non seulement l’enfant est contraint d’approcher l’art d’une manière qui lui est étrangère, imposée, mais il sera ensuite tenté de se méfier de son jugement.
Comment montrer aux enfants ce portrait de Sabina en respectant leur regard, tout en leur transmettant une certaine «vérité» historique de l’art? Il faut accepter d’emblée qu’il n’y a pas un seul discours possible autour d’un objet. Cette multiplicité de discours inclut autant les avis personnels que les analyses esthétiques ou les interprétations historiques. Si, devant le portrait de Sabina, l’objectif est de faire découvrir aux élèves la représentation d’une Beauté idéale, on peut d’abord leur poser une question très concrète: «Trouvez-vous que cette femme est belle?» Avant de leur demander ensuite pourquoi, tout en se gardant de ne pas juger leurs remarques!
Les réponses des enfants peuvent ensuite servir de point de départ à des interprétations et à des descriptions plus précises de la part de l’adulte. Ainsi, la plupart d’entre eux estiment que Sabina n’est pas belle car elle est toute nue, qu’elle n’est pas très maquillée, ni très bien coiffée, que son nez est trop large et son front trop dégagé, ou encore que sa peau est trop blanche… Ces jugements nous montrent en filigrane ce qu’est pour eux la beauté féminine, quel est leur «idéal» à eux. Ces remarques peuvent aussi être utiles pour expliquer comment, au moment où le tableau a été réalisé, l’artiste a vraiment voulu peindre ce que lui semblait être une belle femme: quelqu’un qui n’aurait pas besoin d’artifices (maquillage, coiffure, bijoux, habits). La peau blanche, par exemple, était considérée comme un signe de distinction et de noblesse: une peau bronzée signifiait que la personne était trop exposée aux intempéries et au soleil, à cause d’un travail manuel ou d’occupations plus rudes que lire, coudre ou jouer d’un instrument de musique.
Un avis nuancé
Après toutes ces remarques, on peut se poser la question: Ferait-on un tel portrait si on ne trouvait pas le modèle beau?
Sans pour autant penser qu’il avait tort en trouvant Sabina laide, l’enfant peut ainsi comprendre que quelqu’un d’autre l’a trouvée belle.
La notion de Beauté est certes complexe, mais nous ne sommes pas obligés de transmettre un discours arrêté, un avis tranché sur cette question afin de la rendre plus accessible. C’est justement cette complexité qui nous permet de connecter l’expérience personnelle et l’avis de l’enfant avec des discours historiques ou esthétiques qui lui sont étrangers. C’est aussi un premier pas vers la distanciation: on peut trouver que la figure de Sabina n’est pas particulièrement belle, tout en acceptant les qualités artistiques du tableau et le fait qu’il met en avant une vision différente de la nôtre. Appréhender la diversité grâce à une visite au musée, c’est aussi transmettre des valeurs de tolérance!