Claude-Inga Barbey et Doris Ittig jouent « Femme sauvée par un tableau »
Dans sa volonté d’ouvrir ses portes à la culture au sens large, le Musée d’art et d’histoire accueille la nouvelle édition de la Fête du théâtre le samedi 15 et dimanche 16 octobre. Claude-Inga Barbey (comédienne, écrivain et metteur en scène) et Doris Ittig (comédienne) créent pour l’occasion leur spectacle Femme sauvée par un tableau dans la salle Félix Vallotton, en écho aux tableaux du maître suisse. Complices sur scène comme à la ville depuis une quinzaine d’années, les deux fondatrices de la Compagnie sans Scrupules souhaitent surprendre et émouvoir le public avec un spectacle relatant la manière dont un tableau peut changer la vie de quelqu’un et plaident pour une vision plus large de la culture populaire.

Quelle est l’origine du projet Une Femme sauvée par un tableau?
Claude-Inga Barbey: La situation économique et culturelle en Suisse est telle que les possibilités pour présenter des projets s’amenuisent. Je réfléchis depuis longtemps à des lieux alternatifs pour faire du théâtre – j’adore les flashs mobs, par exemple, qui sont la solution ultime de présenter un spectacle ou une performance lorsque l’argent fait défaut et qui sont d’autant plus belles qu’elles se passent dans la rue. Comme nous avons passé l’âge du théâtre de rue, des cracheurs de feu et des conteurs, nous avons pensé aux musées et aux bibliothèques. Il y a quelques années, j’ai écrit une nouvelle intitulée Le portrait de Madame Mélo [Éditions d’autre part, Genève, 2004], autour d’un tableau de Félix Vallotton représentant Marthe Mellot [Le gilet rouge, 1913], une actrice du siècle dernier qui ressemble à s’y méprendre à Doris Ittig. Au fil d’une discussion, l’idée d’écrire une pièce en partant des tableaux et jouer dans les musées s’est imposée. Ce type de projet m’interpelle beaucoup plus que de simples lectures, qui impliquent de prendre un ton très solennel pour déclamer de la poésie tandis que les auditeurs regardent les tableaux… J’ai préféré écrire une fiction qui se tient dans les salles d’un musée.

©MAH, photo : B. J.-D., inv. BA 2002-0002
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le sujet du spectacle?
CIB: C’est l’histoire partagée d’une guide et d’une femme qui ne vient jamais au musée, mais qui s’y réfugie par hasard, par un après-midi de pluie. La trame suit la vie de ces deux femmes, tout en prenant appui sur les œuvres qui les entourent. Je ne voudrais surtout pas trop dévoiler l’intrigue ou le dénouement! Le choix de la salle Vallotton s’est fait en fonction de cette nouvelle que j’avais écrite et parce que nous aimons beaucoup cet artiste, même si les tableaux, datant de sa période mythologique, ne sont pas nos préférés.
Comment la pièce s’articule-t-elle autour de ces œuvres de Vallotton?
CIB: J’ai travaillé sur la biographie de Vallotton, que je connaissais déjà un peu, et sur l’histoire des tableaux. Je joue le rôle de la guide, et je dois être en mesure de commenter les œuvres à Madame…
Doris Ittig: …qui n’y connaît rien!
CIB: Le but n’est pas une leçon de beaux-arts: je n’ai pas cette prétention et ce n’est pas mon métier. Cette guide doit être crédible, pour que ses propos puissent nourrir l’histoire du personnage joué par Doris.
DI: La guide dit «la vérité» sur les œuvres, tandis que mon personnage invente, c’est de la fiction totale. Cette approche est intéressante dans la mesure où s’ensuit une réflexion sur les émotions suscitées par un tableau. C’est une manière de défendre la culture, en démontrant qu’il n’y a pas une seule et unique manière de voir, de ressentir ou de s’identifier à une œuvre.
CIB: L’avantage de ce spectacle est qu’on peut le jouer devant n’importe quelle exposition. Au mois de mai, nous le jouerons par exemple devant les photographies de Jean Mohr, dans les salles d’exposition du Théâtre Saint-Gervais, mais on peut imaginer le faire devant une girafe empaillée au Muséum d’histoire naturelle! On peut s’emparer de tout ce qui est représenté et raconter la même histoire. Il me suffit d’une quinzaine de jours d’adaptation pour faire des recherches sur les œuvres et réécrire certaines parties.

©MAH,photo: B. J.-D., inv. BA 2001-0027
Voulez-vous dire que ce que la guide raconte sur les œuvres importe peu sur ce qui se trame entre les personnages?
CIB: Au contraire! Tout ce que la femme va dire au sujet de son mari prend racine dans les tableaux. Lorsque, par exemple, elle se trouve face à Andromède enchaînée, un nu d’une femme assez replète, elle fond en larmes car elle y voit son propre corps enchaîné à ce rocher. Elle parle alors de son physique et du désintérêt de son époux à son égard. Evidemment, face à une girafe, ce passage ne tiendra plus, il faudra trouver un autre biais pour parler de cette solitude. L’important est, à chaque fois, de trouver un écho dans les œuvres que l’on nous propose. C’est un vrai défi, qui est très amusant à relever.
Quels sont les tableaux spécifiques que vous avez choisis dans cette salle?
CIB: Tous! Le retour de la mer (1924), Persée tuant le dragon (1910), Andromède enchaînée (1925), La haine (1908), Le bain turc (1907) et Orphée dépecé par les Ménades (1914). On passe d’une toile à l’autre, en circulant autour du public. La visiteuse se retrouve dans tous les personnages. Elle se reconnaît dans les Ménades, elle s’identifie dans La haine avec son mari et son couple désuni, elle se voit dans Le retour de la mer attendre un homme. Son personnage est à la fois naïf et tendre: comme elle ne connait rien à la peinture, elle voit dans la représentation de ces femmes toute l’histoire de sa vie. La guide, pour sa part, reste très formelle.
DI: Mon personnage a une culture télévisuelle. Elle fait le lien entre les tableaux et ce qu’elle connaît. Notre volonté est de démontrer que chacun est susceptible d’ouvrir son regard sur le monde.

©MAH, photo : B. J.-D., inv. BA 1929-0002
En quoi jouer dans un musée influe sur votre manière d’écrire?
DI: Contrairement à un théâtre, un musée offre un cadre de «vie réelle». Dans une salle de spectacle, on adopte un comportement de spectateur, qui réserve sa place et s’attend à être diverti. Au musée, les visiteurs pourraient très bien ne pas savoir ce qu’il se trame. Par exemple, l’autre jour, on a répété la pièce au MAH, pour caler la mise en scène en fonction des tableaux en place. Les visiteurs passaient, assistaient à la répétition sans en avoir conscience.
CIB: Lorsque Doris s’est mise à pleurer, les gens étaient gênés car rien ne montrait que l’on jouait. C’était très surprenant.
Le MAH tient-il une place particulière à vos yeux?
CIB: Très particulière! C’est d’abord les jours de pluie, en semaine, avec les petits enfants. Moi-même, petite, je venais seule. Je me déguisais – à l’époque on avait le droit d’avoir une épée en plastique au musée! – et j’allais jouer: la salle du château de Zizers était pour moi la salle des chevaliers de la Table ronde, et je recevais ensuite mes sujets dans les salons, et je finissais en me faisant couper la tête sur la guillotine (avant qu’elle ne soit transférée à la Maison Tavel). C’était donc des après-midi entières de jeu.

©MAH, photo: B. J.-D., inv. BA 2001-0026
D’autres musées vous inspirent-ils?
CIB: L’Ariana et le Muséum d’histoire naturelle, ne serait-ce que par curiosité sur ma capacité à adapter le spectacle à ces lieux. Le Musée international de la Réforme, qui regorge de parchemins originaux de Calvin et de Bibles séculaires, pourrait être passionnant pour parler la culpabilité, tout comme l’ancien Musée de l’horlogerie pour évoquer la fuite du temps à partir d’une pendule… Tout est possible.
Femme sauvée par un tableau
Pièce coproduite par la compagnie Sans Scrupules et Saint-Gervais Genève Le Théâtre
Samedi 15 octobre à 14h30
Dimanche 16 octobre à 14h et 16h30
Entrée libre, uniquement sur réservation
T +41(0)22 908 20 31
reservations@fetedutheatre.ch
www.fêteduthéâtre.ch