L’Escalade vue par Ferdinand Hodler
Durant les premières années genevoises, la vie est dure: «J’avais si faim que je trempais mon pain sec dans l’eau des fontaines», disait Hodler évoquant la misère de cette époque-là. Pour vivre, il participe aux concours qui fleurissent dans ce dernier quart du XIXe siècle et remporte une dizaine de prix. À peine de quoi payer ses toiles et ses couleurs. En 1886, il peint cette Mère Royaume sur son âne, qui fait partie d’un cycle de peintures destiné à la
Taverne du Crocodile alors située rue du Rhône.
C’est là que le jeune homme prend – à crédit – son unique repas quotidien. Son ami Marc Odier, quincailler piqué de peinture et longtemps son seul élève, est chargé de négocier avec le propriétaire de l’établissement. Dans une lettre, Hodler lui dit: «Demande-lui 1200 francs, puis 1000 francs, puis 800 francs, puis 700 francs, puis 600 francs, puis 500 francs, et puis merde!». On ne connaît pas le résultat de la négociation. Des années après, devenu célèbre, Hodler se fit payer très grassement l’apposition de sa signature sur ses peintures revendues au prix fort…
Jeune canton, Genève s’attache durant le XIXe siècle à devenir suisse non sans éprouver le besoin, par réaction, de cultiver son identité propre. À la fin des années 1860 et au début des années 1870, au moment de l’arrivée de Hodler à Genève, se mettent sur pied les premiers cortèges commémorant l’Escalade – tentative avortée de la prise de Genève par les Savoyards en 1602 – qui tiennent plus de la mascarade que de la reconstitution historique. Les témoignages concordent toutefois pour dire que la Mère Royaume est juchée sur un baudet, précédée par sa marmite portée par un autre personnage.
Aujourd’hui, sans le titre du tableau, on serait bien en peine d’en identifier le sujet. Sans son attribut identitaire, comment reconnaître la vieille au poing vigoureux qui coiffa un Savoyard? Vêtue comme une femme du peuple des années 1880, elle occupe la place du Molard, fermée en arrière-plan par un bâtiment à arcade démoli en 1871 et bordée de dômes disparus dans les années 1830. Hodler instille ainsi une ambiguïté chronologique tout en donnant un caractère très artificiel à la scène. La place est totalement vide, sans le moindre badaud, sans la moindre tête pointant à une fenêtre. Un décor de théâtre pour un personnage mythique. La mère d’Augustine Dupin sert ici de modèle. La maîtresse du peintre, habituée à poser pour lui, est trop jeune pour prêter ses traits à l’héroïque vieille dame.
Texte tiré de l’ouvrage Hodler, lignes de vie par Isabelle Burkhalter, série « Promenades », Musée d’art et d’histoire, 2018.