Gros plan sur l’un des fleurons de l’exposition Hodler et le guerrier suisse
L’exposition Hodler et le guerrier suisse qui se tient jusqu’au 3 mars à la salle des Armures du MAH propose un accrochage original de trois toiles à caractère historique. Face aux œuvres du peintre, une cinquantaine de pièces de la collection d’armes anciennes du musée permettent d’évoquer l’équipement du combattant confédéré des XVe et XVIe siècles [fig. 1]. Parmi celles-ci figure l’une des rares armes spécifiquement helvétiques: la dague suisse.
Entre combat et apparat
Arme blanche courte destinée au combat rapproché [fig. 2], la dague suisse trouve sa forme classique dans la seconde moitié du XVe siècle. À partir des années 1520, elle évolue de plus en plus vers une arme d’apparat. Valerius Anshelm, chroniqueur officiel de Berne, rapporte ainsi pour l’année 1521, parmi les «nouvelles coutumes» des Confédérés, que ceux-ci portent désormais «de coûteuses dagues suisses dorées¹».
Il faudra cependant attendre la seconde moitié du siècle pour que ces pièces de luxe trouvent leur plein épanouissement. Des matériaux onéreux – laiton ou argent dorés – sont alors utilisés pour les parties métalliques de la monture et pour les garnitures qui viennent rehausser la gaine en cuir. À l’image de l’exemplaire genevois [fig. 3], l’élément le plus en vue, c’est-à-dire la face avant du fourreau, se pare de plaques coulées puis finement ciselées et gravées.
Celles-ci sont généralement ornées de scènes historiées tirées de la Bible, de l’histoire antique, de la tradition suisse (histoire légendaire de Guillaume Tell, danse des morts²) ou encore de la mythologie, comme dans ce fourreau qui met en scène le Jugement de Pâris, prélude à la guerre de Troie. L’arme se portant généralement du côté droit ou – si elle n’a pas besoin d’être immédiatement accessible – dans le dos, mais toujours en position horizontale [fig. 4], la scène se lit de gauche à droite.
Les principaux protagonistes se succèdent donc à partir de la pointe du fourreau, occupée par un guerrier allongé (vraisemblablement Hermès): Athéna tenant un bouclier et une épée, Héra, puis Aphrodite accompagnée d’Éros, qui reçoit la pomme d’or des mains de Pâris, représenté en général romain couronné de laurier³.
Essentiellement répartis entre 1550 et 1585, ces objets de prestige, que l’on porte aussi avec le costume civil pour marquer son appartenance à l’élite sociale et politique [fig. 5], sont aujourd’hui relativement rares: plus de la moitié des quelque cent cinquante pièces connues à travers le monde sont des imitations ou des contrefaçons du XIXe siècle.
Signe de reconnaissance et symbole identitaire
Ce type de dague n’a été produit qu’en Suisse, à Zurich, Bâle et Berne principalement. Sa fabrication revient, selon les matériaux utilisés, à des artisans spécialisés: les garnitures en argent doré sont réservées aux orfèvres, celles en laiton doré aux dinandiers, tandis que les lames et les montures serties de fer sont du ressort des couteliers.
L’arme est si répandue parmi les Confédérés qu’elle devient en quelque sorte leur signe de reconnaissance, comme en témoigne le terme de Schweizerdolch, attesté dès le début du XVIe siècle. Quant à la dénomination de «dague de Holbein», qui apparaît parfois dans la littérature moderne, elle se réfère aux modèles de fourreaux dessinés à Bâle par Hans Holbein le Jeune; aucun de ces projets, dont plusieurs nous sont connus par des copies ou des gravures [fig. 6], n’a malheureusement pu être rapproché d’armes conservées.
Expression d’un sentiment identitaire naissant, la dague suisse est omniprésente dans les représentations de l’époque. Son caractère d’arme «nationale» ressort de l’usage répandu parmi les artistes helvétiques de l’ajouter à leur signature. Le Bernois Niklaus Manuel semble avoir été le premier à accompagner dès 1510 son monogramme de ce poignard emblématique, exemple qui sera imité par d’autres, tels le Soleurois Urs Graf [fig. 7] ou encore le maître qui signe des initiales HD plusieurs illustrations du deuxième volume de L’Eidgenössische Chronik de Werner Schodoler, rédigé entre 1514 et 1532 [fig. 8].
Rendue caduque par l’évolution de l’armement et remplacée dans sa fonction ostentatoire par l’épée, la dague suisse disparaît au début du XVIIe siècle après avoir été pendant cent cinquante ans indissociable du guerrier confédéré. Quelque quatre siècles plus tard, Hodler ne manquera pas de la faire figurer dans la fameuse Retraite de Marignan qu’il réalise en 1899 pour la salle d’armes du Musée national suisse à Zurich [fig. 9].
¹ «kostlich vergoldschmidet Schwyzerdolchen». Emanuel Stierlin (éd.), Valerius Anshelm’s, genannt Rüd, Berner-Chronik, von Anfang der Stadt Bern bis 1526. Sechster und lezter Band. Die Jahre 1521 bis und mit 1526, Berne 1833, p. 92. ² Le thème de la danse macabre, introduit en Suisse par le cycle réalisé vers 1440 sur le mur du cimetière du couvent des dominicains à Bâle, atteint son apogée au moment de la Réforme, notamment à travers les œuvres de Niklaus Manuel et de Hans Holbein le Jeune. ³ Le Musée national suisse à Zurich possède un fourreau très proche, probablement issu du même atelier, daté de 1565 ; la dague qui l’accompagne présente en outre un poinçon semblable à celui de l’exemplaire genevois (inv. LM 2712).