Gros plan sur un didrachme d’étalon indo-grec
Le 18 juillet 1867, le Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de France acquiert, sur les fonds propres de l’empereur Napoléon III, une pièce de vingt statères d’or (169,20g) découverte à Boukhara, en Ouzbékistan. Considérée comme la plus grande monnaie grecque jamais frappée, l’Eucratideion constitue une rareté numismatique qui attire de nombreux visiteurs à Paris. Si cette pièce est exceptionnelle, le monnayage à l’effigie d’Eucratide est en revanche très varié et répandu à travers le monde. À Genève, le Cabinet de numismatique du MAH possède ainsi deux monnaies frappées par ce roi gréco-bactrien; provenant d’un ancien fonds, elles semblent avoir été acquises dans le premier quart du XXe siècle. C’est à l’une de ces deux pièces – un didrachme en bronze – que cet article est consacré.
Un trek dans l’Hindou-Koush
Cette monnaie nous emmène aux confins du Moyen-Orient à l’époque hellénistique.

Conquises à partir de 329/328 av. J.-C. par Alexandre, les régions d’Arachosie, de Bactriane et de Sogdiane s’étendent sur un large territoire, recouvrant l’intégralité de l’Afghanistan, le sud de l’Ouzbékistan, l’est de l’Iran et le nord du Pakistan. Ces anciennes satrapies – dans lesquelles le conquérant macédonien fonde de nombreuses villes à son nom (Alexandrie d’Arachosie, Alexandrie du Caucase, Alexandrie de l’Oxus, Alexandrie Eskhate, etc.) – sont limitées à l’est par deux frontières naturelles: l’Himalaya et le fleuve Indus. À la mort d’Alexandre, ces régions passent sous domination séleucide. Pour peu de temps cependant, puisqu’en 256 av. J.-C., Diodote, satrape de Bactriane et de Sogdiane, s’affranchit de l’autorité d’Antiochos II. Ainsi naît le Royaume gréco-bactrien, un État hellénistique indépendant, centré autour de deux villes prospères, Bactres et Aï Khanoum. Freinée momentanément par l’Hindou-Koush – piémont de l’Himalaya culminant par endroit à plus de 7000 mètres d’altitude – l’expansion territoriale du nouveau royaume progresse, à la fin du IIIe siècle, en direction de l’Inde. Les successeurs de Diodote conquièrent les Paropamisades (région montagneuse de l’Hindou-Koush), le Gandhara et une partie du Pendjab. Ce faisant, ces rois de culture grecque remettent la main sur un ensemble de territoires indiens qu’Alexandre avait lui-même brièvement conquis, et que l’on nomme, par convention plus que par réalité géopolitique, le Royaume indo-grec.
«Une tête au carré»
La plupart des catalogues de numismatique ne fait pas grand cas de la forme des pièces. Le flan sur lequel la monnaie d’Eucratide a été frappée mérite toutefois qu’on s’y attarde un peu, puisqu’il est de forme carrée. L’historien et numismate Osmund Bopearachchi, dans un ouvrage remarquable sur l’étude des monnaies de cette région, se contente de relever la particularité en précisant: «Flan quadrangulaire» – une indication qui ne permet pas de comprendre cette singularité. C’est dans un article déjà ancien, consacré aux trésors monétaires découverts à Aï Khanoum par une délégation archéologique française, que l’on obtient une réponse satisfaisante. L’explication, quoique appliquée à des monnaies en argent frappées par le roi indo-grec Agathocle (190-180), demeure en partie valable pour le monnayage en bronze d’Eucratide Ier, postérieur de quelques années seulement: «La forme carrée irrégulière de ces pièces résulte du débitage en lingots d’une bande d’argent, selon un procédé utilisé pour les monnayages de l’Inde ancienne[1].» Fondé pour unifier le sous-continent indien à partir de 322 av. J.-C., l’empire Maurya – qui s’étend, à l’époque de Séleucos Ier, du Bangladesh à l’Hindou-Koush – est le principal émetteur de ce monnayage dont les pièces portent le nom de karshapanas; gravées principalement sur une seule des deux faces, elles comportent le plus souvent plusieurs poinçons aux motifs abstraits ou symboliques, parfois des sujets zoologiques (éléphant, lion ou zébu). Leur poids fluctue entre 2,90 et 3,30 grammes.

Si la quadrature de la pièce trouve ici une explication satisfaisante, son poids en revanche ouvre la porte à de nouvelles interrogations. Nous avons utilisé, dans les premières lignes de cet article, la dénomination didrachme pour désigner la pièce d’Eucratide. Or, ceci est historiquement problématique. Avec un poids de 8,36 g., la pièce semble être – sa corrosion prise en compte – un multiple de la drachme athénienne (4,36 g.). Or, si l’étalon attique a été appliqué en Bactriane entre 250 et 150, il a été abandonné à partir de 200 dans les régions indo-grecques au profit d’un nouveau standard d’origine achéménide ou indienne. Dès lors, si l’on entend conserver l’appellation grecque, il convient de décrire cette pièce non comme un didrachme, mais plus précisément comme un didrachme d’étalon indo-grec.
Portrait d’un roi
Eucratide, à l’instar des dynasties gréco-bactriennes, nous est davantage connu par les émissions monétaires que par les sources littéraires. Justin, dans son Histoire universelle, ne consacre ainsi que quelques phrases au parcours du souverain. Son propos permet de situer le début de son règne en 171 ou 170 av. J.-C.: «Deux grands hommes, Mithridate chez les Parthes, dans la Bactriane Eucratide, montèrent en même temps sur le trône»[2]. Plus loin, l’historien romain résume, de manière trop succincte pour être véritablement critique, la victoire d’Eucratide contre Démétrios Ier (roi indo-grec)[3] et sa soumission de l’Inde[4]. Le même extrait nous apprend enfin que le roi meurt assassiné par son propre fils.
Le didrachme insiste quant à lui sur le portrait physique du roi et, par le choix des motifs iconographiques, sur sa ligne politique. Sur l’avers de la pièce, Eucratide présente son profil droit, coiffé d’un casque à cimier orné d’une corne et d’une oreille de taureau. Sous le casque, on distingue les fanons d’un diadème qui tombent, en oblique, sur la nuque. Un vêtement non identifiable est drapé autour du cou et sur les épaules. Ce type est couramment utilisé par le roi dans ses différents monnayages, tant gréco-bactrien qu’indo-grec.

Sur cette face, le casque constitue sans aucun doute l’élément le plus intéressant. D’origine béotienne et répandu sous le règne d’Alexandre, il est tout particulièrement apprécié par les cavaliers qui jouissent, grâce à lui, d’une vue dégagée. Ses ornements (corne et oreille de taureau) symbolisent la puissance divine et royale – une puissance que Séleucos Ier affichait déjà sur ses émissions de Suse et Persépolis cent-cinquante ans plus tôt. Eucratide, le premier à arborer ce type de casque, se positionne donc en héritier légitime du fondateur de l’empire séleucide, plutôt qu’en successeur des souverains bactriens précédents dont il a – de surcroit – usurpé le trône.
Dioscures ou Ashvins ?

Sur le revers de la pièce, on découvre les Dioscures sur des chevaux cabrés caracolant vers la droite. Sur certaines émissions, ils portent des manteaux drapés, des cuirasses et des bottes; mais on ne peut le constater ici. Très distinct, un pilos (ou pileus) couvre leurs têtes; contrairement à l’habitude, ces bonnets coniques – dont le nom signifie littéralement «chapeau de feutre ou de laine» – ne sont pas surmontés d’étoiles (symboles du matin et du soir qu’apportent les Dioscures). Les jumeaux divins portent chacun au poing droit une lance – peut-être une sarisse macédonienne – et, dans la main gauche, une palme de la victoire relevée contre l’épaule. Enfin, un monogramme (correspondant certainement à une marque d’atelier) apparaît en-dessous des pattes antérieures du cheval gravé au second plan. Il est composé des lettres grecques Π (pi) et Α (alpha) (en majuscules) superposées.
Les Dioscures – nom grec des célèbres jumeaux Castor et Pollux – figurent très souvent sur les monnaies grecques et romaines. Le type les représentant côte à côte dans une charge de cavalerie héroïque se retrouve ainsi, à la même époque (au IIIe et au IIe siècle av. J.-C.), sur les deniers républicains à Rome. En Bactriane, c’est Séleucos Ier qui les introduit dans une iconographie monétaire alors essentiellement marquée par les figures de Zeus brandissant le foudre ou d’Heraklès portant la léonté et la massue. Sur le didrachme d’étalon indo-grec d’Eucratide, les Dioscures parlent aux deux cultures (grecque et indienne): ils sont à la fois les frères guerriers protecteurs de la tradition classique, et des divinités gémellaires – bienfaitrices des hommes – du panthéon hindou, les Ashvins («dresseurs de chevaux»).
De Megalos Basileos à Maharajah
Dans un contexte évident de cultures en contact, le didrachme d’Eucratide se distingue également par ses inscriptions bilingues, en grec côté avers, en kharosthi (cf. alphabet ci-dessous) côté revers. Ce bilinguisme est caractéristique du monnayage indo-grec; le monnayage bactrien ou gréco-bactrien est en effet exclusivement unilingue (grec).
Sur l’avers, «Μ Ε Γ Α Λ Ο Υ Β Α Σ Ι Λ Ε Ω Σ Ε Υ Κ Ρ Α Τ Ι Δ Ο Υ» occupe trois côtés d’un carré à l’intérieur duquel figure le portrait du roi. Cette inscription, au génitif, signifie littéralement: «[Monnaie du] Grand Roi Eucratide». L’adjectif megalos, qui a pu être ajouté suite à une victoire ou une expansion territoriale, semble être une imitation de l’ancien titre dynastique achéménide. Entre le VIe et le IVe siècle av. J.-C., les Cyrus, Darius et autres Artaxerxès portaient en effet officiellement le titre de «Grand Roi».

Le kharosthi est un système d’écriture alphasyllabaire employé entre autres pour la transcription du sanskrit et du gandhari (un prakrit – langue vernaculaire indo-aryenne – parlé dans la région de Gandhara). Probablement apparenté à l’araméen – employé plus tôt dans la région, il apparaît au IIIe siècle av. J.-C. et est, semble-t-il utilisé jusqu’au IVe siècle de notre ère.
Tableau extrait de : HEAD, B. V., Historia Numorum. A Manual of Greek Numismatics. Oxford 1887, [Oxford 1911], pl. V.
L’inscription du revers retranscrit le titre figurant à l’avers en langue prakrit et en alphabet kharosthi. Plus courte, elle encadre le sujet iconographique au-dessus et au-dessous.
De droite à gauche, on peut lire: maharajasa evukratidasa. L’expression megalou basileôs est ici remplacée par maha-rajah, autrement dit, en sanskrit, «grand roi» ou «roi des rois».
Pour en savoir plusBopeararchchi O., Monnaies gréco-bactriennes et indo-grecques, catalogue raisonné, Paris: Bibliothèque nationale de France, 1991.
Holt, F., Thundering Zeus. The Making of Hellenistic Bactria, Berkeley: University of California Press, 1999.
Holt, F., Alexander the Great and Bactria. The Formation of a Greek Frontier in Central Asia. Supplements to Mnemosyne. Leiden: E. J. Brill,
Collectif, «La Bactriane, de l’hellénisme au bouddhisme», in Dossiers d’Archéologie, n° 211, Dijon: éditions Faton, mars 1996 Notes
[1] Audouin R., Bernard P., «Trésor de monnaies indiennes et indo-grecques d’Aï Khanoum (Afghanistan), [II. Les monnaies indo-grecques]», Revue numismatique, 6e série – t. 16, année 1974, pp. 7-8.
[2] Justin, XLI, 6, 1.
[3] L’Eucratideion – dont il était question en introduction – pourrait avoir été frappé à titre commémoratif, suite à cette victoire.
[4] Justin, XLI, 6, 4.