Genève, une ville construite « à la romaine »
L’usage des matériaux de construction en terre cuite, d’origine méditerranéenne, est introduit en Gaule vers 150-120 av. J.-C., avant même la conquête romaine. Précédemment, les peuples gaulois faisaient usage de matériaux périssables: bois, adobe (brique crue), pisé (terre comprimée), clayonnage couvert de torchis, etc. Les Romains quant à eux construisent souvent «en dur»: murs en pierres et en briques, toitures couvertes d’une combinaison de tuiles plates (tegulae), rectangulaires ou légèrement trapézoïdales, et de tuiles incurvées (imbrices) faisant office de couvre-joints. Les agglomérations sont équipées de réseaux de canalisations complexes, amenant et évacuant les eaux, et certains édifices possèdent un système de chauffage au sol (hypocauste). Résistante, imperméable, isolante et peu onéreuse, la terre cuite est ainsi largement employée dans le bâti.
Allant de pair avec l’accroissement de l’hygiène et du confort, la diffusion des terres cuites architecturales dans l’Empire romain est favorisée par la progression des légions. Ces dernières sont en effet accompagnées de maîtres-tuiliers, chargés d’assurer la couverture des bâtiments de l’armée. Au gré de la romanisation, des ateliers de tuiliers indigènes voient le jour, implantés dans les régions riches en argile. De taille modeste, ils sont principalement exploités par les propriétaires de domaines fonciers (villae), aux abords des agglomérations. Le transport de ces matériaux pondéreux est cher, chaque officine ne commercialise donc ses produits que sur un territoire limité, dans un rayon excédant rarement une trentaine de kilomètres. Ils sont produits à destination de bâtiments publics en premier lieu, ensuite également pour les constructions privées, d’abord en contexte urbain, puis rural.
Dans la région genevoise, les bâtiments maçonnés dotés de toits en tuiles font leur apparition à l’époque augustéenne, ce qui suppose, assez tôt, l’implantation de tuileries à proximité du vicus de Genava en expansion. Cette hypothèse est confirmée par la découverte de plusieurs fours de tuilier gallo-romains dans le canton, tous de forme rectangulaire: l’un à Bellevue, qui a fait l’objet de fouilles d’urgence en 1970, et deux autres à Chancy, l’un dégagé en 1919 et le second, plus petit, ayant bénéficié de fouilles approfondies entreprises en 2009 par le Service cantonal d’archéologie, complétées par des sondages réalisés en 2022. L’implantation de la tuilerie de Chancy est datée de la seconde moitié du IIe siècle après J.-C. et sa période de fonctionnement s’étend jusqu’au Ve siècle; le début de la production du four de Bellevue, d’un type très proche, est sans doute contemporain, voire un peu plus précoce. Un quatrième lieu de production probable a été repéré à Meyrin en 1955, lors de la construction du CERN; hélas seules des observations très sommaires ont alors pu être effectuées, le sol ayant déjà été arasé et les déblais déplacés avant l’intervention des archéologues.
L’usage de couvertures de toit de tradition romaine, en particulier pour des bâtiments à vocation publique, perdure au-delà de la fin de l’époque gallo-romaine proprement dite. Les tuiles plates connaissent cependant une évolution morphologique au fil de temps: alors que leurs dimensions tendent à se réduire, les encoches qui permettaient un bon emboîtement des modules rectangulaires sont escamotées, le maintien étant désormais assuré par la forme de plus en plus trapézoïdale des tuiles, celle de l’avant empêchant ainsi toujours celle qui lui est superposée de glisser (fig. 1). Les techniques de construction d’origine romaine seront progressivement abandonnées durant l’époque mérovingienne, marquée dans notre région par la présence des Burgondes. La forme et la taille des tegulae constituent donc des indices de datation; ceux-ci doivent toutefois être nuancés en raison de fortes disparités géographiques, encore insuffisamment documentées, mais aussi en considération du lien qui paraît exister entre le choix d’un module de tuiles et le type de bâtiment que celles-ci étaient destinées à couvrir. C’est pourquoi, en l’absence d’un contexte de découverte bien documenté, datable par d’autres objets mis au jour («fossiles directeurs» tels que monnaies et céramiques), il s’avère délicat d’attribuer avec certitude ces éléments de construction à une période précise, c’est-à-dire de faire la distinction entre une tuile gallo-romaine et une tuile «gallo-burgonde».