Du cadre et de Picasso: sur Le peintre et son modèle dans un paysage

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Le 8 avril 1973, jour de la mort de Picasso, le journal télévisé de la télévision française présente un long reportage en forme d’hommage à l’artiste du siècle. Après avoir survolé sa longue carrière, le réalisateur propose une succession de tableaux représentant des «peintre et son modèle». Surgit de ces œuvres, nues, en noir et blanc, cadrées de façon minimaliste, au bord même de la toile, le tableau Le Peintre et son modèle dans un paysage, faisant aujourd’hui partie des collections des Musées d’art et d’histoire.

Dans cette accumulation de toiles d’une même époque, d’un même sujet, sans doute d’une même provenance – l’atelier de Picasso à Notre-Dame de Vie – en même temps que dans ce dépouillement, Le peintre et son modèle se révèle puissant, mais aussi, en dépit des circonstances funèbres de son dévoilement télévisuel, irrépressiblement libre et gai.

On mesure, par ce visionnage émouvant, la générosité de Roger et Françoise de Varenne, ses donateurs. Mais on s’attriste également de ne pas retrouver tout à fait dans le tableau la joie et l’impertinence de l’œuvre filmée pourtant après la disparition de son auteur.

Le cadre, composite, fabriqué dans les années 1970, contraint, étouffe la toile.
Dans son essai pionnier, À partir du cadre, le cadre et le socle dans l’art du XXe siècle, Jean-Claude Lebensztejn rappelle les lois paradoxales du cadre: «Degas [affirmait] ‘Le cadre est le maquereau de la peinture; il la met en valeur mais ne doit jamais briller à ses dépens’. Il faut le moins de cadre possible, mais il faut un cadre, qui non seulement protège l’œuvre et la rehausse, mais la sépare du monde qu’elle imite.»

Devant Le peintre et son modèle, on s’interroge: quel cadre Picasso préconisait-il pour ses tableaux? La réponse de Lebenszteijn n’est pas simple; «L’intérêt que Picasso portait au cadre a été moins constant, plus baroque, plus franchement sémiotique et ludique», et de citer l’exemple de Pipe et partition (1914, Houston Museum of Fine Arts) composé d’un dessin, d’un faux cadre, d’un faux cartel, ostentatoirement faux.

Mais les archives de la galerie Kahnweiler prouvent plutôt que les tableaux cubistes de Picasso étaient livrés sans cadre. L’usage de la simple baguette de protection est le plus souvent de mise, charge au collectionneur de réinterpréter l’œuvre en choisissant un cadre. Pratique perpétuée par Louise Leiris, belle-sœur de Kahnweiler.

Les photographies que Brassaï a prises dans l’atelier des Grands Augustins; celles de David Douglas Duncan à La Californie, Vauvenargues et Notre-Dame de Vie, nous montrent des tableaux, sans cadres, posés bord à bord, empilés les uns sur les autres. L’artiste y danse le sirtaki devant sa grande toile Baigneurs à la Garoupe (1956, Musées d’art et d’histoire de Genève, 1984-0027), simplement placée sur le sol.

Huile sur toile, Don de Marina Picasso au MAH en 1984 © 2012, ProLitteris, Zurich, photo. M. Aeschimann

D’autres photographies, comme celles d’Henri Cartier-Bresson, prises au Salon d’Automne de 1944, présentent les toiles tenues dans l’habituelle baguette. Celles saisies dans les deux grandes expositions consacrées aux dernières œuvres de l’artiste au Palais des Papes d’Avignon et 1970 et 1973 montrent ce même dispositif léger qui relèvent du choix de Picasso.

Le tableau de musée n’est ni le tableau de l’atelier, ni celui de la galerie, ni celui de l’exposition d’artiste. Ainsi, la rétrospective Hommage à Picasso, présentée en 1966 au Grand Palais à Paris, réunissant des œuvres en provenance de musées et de collections particulières, décline-t-elle toute une théorie de cadres qui inscrivent l’œuvre de Picasso, encore vivant, dans une sphère privée et/ou dans un espace historique.
Averti, le conservateur fait décadrer Le peintre et son modèle qui ne livre pas le meilleur de lui-même.

Débarrassée de sa marquise de jute et de ses montants de bois noir, la toile semble respirer, retrouver sa vigueur, la jeunesse du vieux Picasso. Elle ne peut rester ainsi: il faut la protéger, lui conférer une assise pour de larges cimaises sur lesquelles s’alignent déjà des œuvres historiques tout en lui conservant sa part de verdeur.

La boîte qui enferme le tableau sans le contraindre, qui laisse les bords apparents et flottant, comme une «réalité» arrachée à un paysage et à une scène, forcément inventées, constitue une option marquée tant par une histoire que nous venons de résumer ici, que par notre époque qui voit dans Picasso une incarnation de libération.

Article publié dans la revue Geneva 2011, n°59. Publication en vente au MAH.

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