Stefano Boccalini, La raison entre les mains
En découvrant l’exposition à la Maison Tavel, La raison entre les mains, Hamlet aurait sans doute à nouveau exprimé sa désillusion en prononçant sa fameuse réplique: «Words, words, words». Et à juste titre, car une trentaine de mots occupent les espaces du bâtiment historique. Mais les vocables de Stefano Boccalini ne pointent pas l’insignifiance des signes placés côte à côte, comme le suggérait le célèbre personnage de Shakespeare; au contraire, en présentant des mots libérés des contraintes syntaxiques, l’artiste italien interroge leur potentialité sémantique en la doublant d’une remarquable valeur esthétique. Principalement composés de grandes lettres sculptées dans le bois, brodées, tissées de fils de coton ou de fibres végétales, ils sont disposés dans les salles et recoins de la demeure genevoise. Leur transformation en œuvres d’art est le résultat d’une étroite collaboration entre Stefano Boccalini et des artisans d’une région alpine du nord de l’Italie. Le fruit de ces échanges privilégiés est présenté pour la première fois au public à la Maison Tavel, du 1er avril au 27 juin 2021.
Sous le commissariat d’Adelina von Fürstenberg, présidente de l’ONG ART for The World Europa, le Musée d’art et d’histoire a l’opportunité de recevoir un artiste qui, par son travail engagé, participe à la sauvegarde des traditions et, plus largement, à l’instauration d’un dialogue entre les cultures. Avec La ragione nelle mani, Stefano Boccalini (Milan, 1963*) a remporté le premier prix de l’Italian Council 2020, un programme de soutien à l’art contemporain dans le monde promu par le ministère italien de la Culture.
La matérialité des lettres
Le titre de l’exposition, La raison entre les mains, éclaire l’ambition de l’artiste: il s’agit de matérialiser une faculté proprement humaine en donnant corps aux lettres par les techniques artisanales. Avant même de comprendre le sens des mots, ceux-ci se voient marqués par la main de l’homme et sa maîtrise admirable des matériaux. Ce projet rappelle par bien des aspects celui d’Alighiero e Boetti qui, dès les années 1970, réalisa des planisphères en broderie (Mappa) en collaboration avec des artisans afghans et pakistanais. De façon similaire, attentif aux enjeux sociaux, Stefano Boccalini a confié la production des mots à quatre artisans établis dans le Val Camonica en Lombardie. Il ne s’est pas contenté de leur fournir les dessins et quelques indications, mais a travaillé avec eux de manière étroite pour que le processus créatif et le choix des matériaux fassent partie intégrante de l’œuvre. Dans un souci de perpétuer les traditions, ces artisans de montagne ont, pour l’occasion, formé puis mis à contribution des jeunes intéressés par les pratiques anciennes, plaçant ainsi la transmission des techniques et la notion de collectivité au cœur de la création, à l’image d’une langue maternelle, héritée puis partagée.
Intraduisibles et essentiels
Parmi les trente mots présentés dans l’exposition, neuf proviennent de langues issues des quatre coins de la terre, telles que le finnois, le tagalog, l’hawaïen. Pour les sélectionner, Stefano Boccalini a fait appel à des enfants scolarisés dans la commune de Monno, petit village d’environ 500 habitants de la province de Brescia, qui se sont penchés sur la signification d’une centaine de termes proposés par l’artiste. Malgré les contraintes sanitaires de l’été 2020, les élèves ont « voyagé » à travers le monde, portés par les sonorités merveilleuses des mots, tout en découvrant la richesse et la complexité de langues aux références culturelles insoupçonnées. À l’issue de ces ateliers, ils ont choisi les vocables exprimant des notions aussi essentielles qu’intraduisibles, dont le synonyme en français, ou dans n’importe quelle autre langue, n’existe pas – et c’est cela même qui concourt à leur richesse et à leur beauté. Grâce à ce travail pédagogique, Stefano Boccalini a sensibilisé les enfants à l’importance des valeurs véhiculées par des idiomes souvent inconnus et minoritaires. Ces neuf mots rendus tangibles soulignent autant la diversité des langues que leurs points de contact.
Une démarche engagée
GURFA. En arabe, ce terme indique la quantité d’eau que l’on peut retenir entre deux mains jointes, un geste qui signale la préciosité de l’élément liquide. Installées au sous-sol de la Maison Tavel qui abrite une citerne du XVIIe siècle édifiée en maçonnerie, ces quelques lettres taillées dans le bois se chargent encore davantage de sens: leur portée symbolique renvoie à l’urgence de conserver une ressource vitale par ses propres moyens, d’en prendre soin, de la protéger.
Un peu plus loin, à la vue du mot norvégien FRILUFTSLIV, la curiosité nous pousse à rechercher sa signification. Ce terme traduit le lien primordial, sans domination aucune, de l’homme avec son environnement. Réalisé en broderie au point coupé, il est intimement associé par sa disposition à deux autres mots, DADIRRI et ANSHIM. Le premier provient du ngangiwumirr, un groupe de langues d’origine aborigène, et le second du coréen. Les trois mots entrecroisés expriment, dans des cultures pourtant éloignées, des sentiments et des aspirations similaires, le bien-être et la recherche d’harmonie. Cette broderie, exposée comme un trésor fragile dans la chambre forte de la famille Tavel, exemplifie à elle seule le désir profond de l’artiste: lier au sens propre, en dépassant les frontières linguistiques, des valeurs humaines partagées entre différentes communautés dans le monde.
Des mots pour Genève
Pour l’exposition à la Maison Tavel, Stefano Boccalini a ajouté aux termes intraduisibles quelques-unes de ses réalisations antérieures qui témoignent de son travail au long court sur les mots. Son étape en Suisse lui a également donné l’opportunité de concevoir d’autres œuvres en lien avec Genève. Les vocables retenus cette fois-ci n’interrogent pas des concepts propres à des communautés, mais expriment un point de vue sur la cité. Afin de les choisir, l’artiste a recueilli les suggestions faites par l’équipe du Musée d’art et d’histoire en poste à la Maison Tavel. MULICULTUREL, REFUGE ou encore LUX(E) ont par exemple été proposés, puis façonnés selon la même démarche. Présentés dans l’appartement du deuxième étage, les mots pour Genève se mêlent au mobilier et aux objets de la vie quotidienne, témoins de l’histoire du lieu. Par ce jeu sur l’immatérialité de la langue et son ancrage dans le passé de la maison, Stefano Boccalini parvient à mettre à l’honneur, en quelques mots seulement, la richesse du langage associé aux savoir-faire d’une région, tout en soulignant l’importance des valeurs humaines, comme la solidarité, le respect – et la nécessité de les préserver.
Le projet est soutenu par la 8e édition du concours du ministère italien de la Culture 2020, la Communauté de montagne du Val Camonica, ART for The World Europa et réalisé en collaboration avec les artisans du Val Camonica. Pour l’étape genevoise, des remerciements sont adressés au Studio Dabbeni à Lugano.