De Paris à Berlin : Itinéraire d’un tableau

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Le Lesteur d’Henri Edmond Cross est actuellement en prêt à la Max Liebermann Haus à Berlin

Paris, le 22 avril 1907, dans la galerie Bernheim-Jeune, un des lieux de rencontres des plus prisés par les collectionneurs d’art moderne : les visiteurs découvrent des œuvres de Vincent Van Gogh, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Paul Cézanne, Georges Seurat et depuis peu celles d’Henri Edmond Cross. Parmi elles se trouve Le Lesteur, un homme en maillot de bain au bord de la mer. Mais il ne s’agit pas du portrait d’un estivant occasionnel qui s’adonne aux plaisirs de la baignade. Ses avant-bras, sa poitrine et son visage halés trahissent un homme habitué aux rayons de soleil. Le mouchoir blanc noué sur sa tête n’est pas non plus l’attribut du vacancier à la mode. Le titre nous révèle son identité : voici un ouvrier employé au chargement des marchandises.

Henri Edmond Cross (1856-1910), Le Lesteur, 1906. Huile sur toile, 92 x 72cm ©MAH, photo: A. Siza, inv. 1954-35
Henri Edmond Cross (1856-1910), Le Lesteur, 1906.
Huile sur toile, 92 x 72cm
©MAH, photo: A. Siza, inv. 1954-35

Le néo-impressionnisme au service de la couleur et de la lumière

Henri Edmond Cross (1856-1910), de son vrai nom Henri Edmond Joseph Delacroix, fait ses premiers pas dans l’atelier de Carolus-Duran. Après des débuts marqués par l’impressionnisme, Cross se rapproche du néo-impressionnisme. À partir de 1891, année où il fait la connaissance de Seurat et de Paul Signac, il se met à appliquer les règles du divisionnisme, selon lesquelles les couleurs utilisées sont uniquement celles dites «pures» et aucun mélange n’est effectué sur la palette. Choisies de façon à se compléter, elles sont appliquées par des touches juxtaposées plus ou moins larges. Par ce procédé, les artistes entendent relever la luminosité et la saturation des couleurs. Le bleu de l’eau dans Le Lesteur est ainsi magnifié par la juxtaposition des touches jaunes et orange, tout comme le torse nu l’est par les bleus de la mer et du maillot.

Le comte Harry Kessler, ardent défenseur du néo-impressionnisme

Ce 22 avril 1907, c’est un collectionneur hautement cultivé et immensément riche qui succombe au charme de ce tableau et en fait l’acquisition. Né à Paris d’un père allemand et d’une mère irlandaise, le comte Harry Kessler (1868-1937), mécène, diplomate, directeur de musée et éditeur, est un représentant typique de la Belle Époque cosmopolite. Défenseur ardent du néo-impressionnisme en Allemagne, il constitue au fil des ans une collection comportant des œuvres de Seurat, Signac, Cross, Maximilien Luce, Théo van Rysselberghe et en décore son appartement de la Köthener Strasse à Berlin.

Edvard Munch (1863-1944), Harry Graf Kessler, 1906 Huile sur toile © Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie. Achat en 1950 par la ville de Berlin
Edvard Munch (1863-1944), Harry Graf Kessler, 1906. Huile sur toile.
© Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie

Farouchement opposé à la politique culturelle de l’Empereur Guillaume II, il prône le renouvellement de l’art et le concept de l’œuvre d’art total. Il se rapprochera des idées défendues par le Bauhaus et, grâce à son intervention, Henry Van de Velde est appelé à Weimar au poste de directeur de l’Institut des arts décoratifs et industriels de 1901 à 1914. Kessler lui confie entre autres l’aménagement de son appartement.

C’est dans cet appartement qu’il montre, en décembre 1907, son nouvel achat à ses amis Van de Velde et Hugo von Hoffmansthal. Van de Velde s’exclame alors: «Cela résume toute la peinture moderne. […] Regardez, dans ce Cross, Le Lesteur, il n’y a plus que les accents; c’est étonnant de simplification. […] C’est en même temps apparenté aux Égyptiens: il n’emploie que les quelques couleurs, qu’employaient les Égyptiens: le jaune, le rouge, le vert, le bleu, quatre couleurs tout à fait simples; le tout est, qu’il les emploie avec infiniment plus de science et de raffinement.» (Tagebuch Harry Kessler, Weimar, 4.12.1907)

Acquis par le MAH dans les années 1950, Le Lesteur est actuellement exposé à Berlin, à la Max Liebermann Haus, dans une exposition intitulée Harry Graf Kessler. Flaneur durch die Moderne (21 mai-21 août) qui retrace le parcours du célèbre collectionneur.

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