La Fontaine personnifiée de Jacques-Laurent Agasse
N’est-elle pas intrigante cette Fontaine personnifiée du peintre genevois Jacques-Laurent Agasse? Qui est cette blonde jeune fille immergée jusqu’à la taille dont la chevelure en cascade ruisselle d’eau claire? Pourquoi sa tête dorée est-elle, telle une fleur, butinée par un papillon?
Le titre de cette huile sur toile de 1837 provient du catalogue autographe du peintre. Par fontaine, il faut comprendre fontaine naturelle, source, et non construction humaine, comme le suggèrent le sombre arrière-plan de sous-bois et la rive entre roches et mousses que survole un martin-pêcheur. Depuis l’Antiquité, la personnification de l’eau sous les traits d’une jeune fille aux longs cheveux est un motif récurrent, souvent prétexte à la représentation d’un nu féminin gracieux et délicatement érotique. Mais ici, les mains croisées sur la poitrine, le rideau de mèches masquant la peau diaphane et le regard baissé évoquent autant la pudeur que le repli sur soi.
La jeune fille est en effet complètement détachée de ce qui l’entoure. Elle ne remarque ni le papillon qui volette près de sa tête, ni celui posé sur elle. Pas plus que le poisson sortant la tête de l’eau ni la libellule, dont le grave vrombissement du vol stationnaire doit pourtant couvrir le délicat murmure des gouttes.
La présence d’animaux et d’insectes rappelle que Jacques-Laurent Agasse s’était rendu célèbre pour ses portraits animaliers. Exilé en Angleterre, il peignit les chevaux et les chiens de son protecteur, Lord Rivers, mais aussi les animaux plus exotiques de la ménagerie de Londres. Du temps de sa formation parisienne, il s’échappait de l’atelier de Jacques-Louis David, grand maître de la peinture d’histoire, pour aller suivre des cours de dissection animale au Muséum d’histoire naturelle.
Au milieu de cette peinture animalière, La Fontaine personnifiée détonne un peu par son sujet. D’autant qu’il en livre quatre variations de 1837 à 1843. L’une d’entre elles porte à l’arrière de la toile le titre Ondine. Dans la mythologie germanique, les ondines sont des nymphes d’eau douce, nageant dans les rivières et les sources ou peignant leurs longs cheveux, assises sur la margelle des fontaines qu’elles alimentent de leurs larmes.
Notre jeune fille serait donc une ondine et peut-être même Ondine, héroïne du conte moral de Friedrich de La Motte-Fouqué qui narre les amours malheureuses d’une fille née des eaux et d’un chevalier qui finira par lui être infidèle. Publié en allemand en 1811 et dans une traduction anglaise en 1819, ce conte a inspiré Hans Christian Andersen pour sa Petite Sirène en 1835 et Alexandre Pouchkine pour sa pièce de théâtre La Roussalka en 1837. Il connaît aussitôt une grande fortune iconographique et est notamment mis en image par Heinrich Füssli, artiste suisse actif en Angleterre.
Si notre fontaine est Ondine, les animaux et les insectes qui l’entourent ne sont sans doute pas là que pour démontrer la maîtrise d’Agasse en matière de peinture animalière, ce d’autant plus que celle-ci est considérée alors comme un genre mineur. Le martin-pêcheur, symbole de la fidélité conjugale, est relégué à l’arrière-plan, voletant sur cette terre où Ondine fut si malheureuse, délaissée par Huldbrand. Par son mariage avec ce chevalier, la nymphe obtint l’âme dont elle était dépourvue et qui s’unit à celle de son aimé; deux âmes que le couple de papillons pourrait symboliser. Quant à la libellule, créature de deux mondes, aquatique et terrestre, n’est-elle pas le double d’Ondine?
Ce texte est tiré de l’ouvrage Cherchez la petite bête!, dans la série Promenades, paru en juin 2020 et disponible à la vente à l’accueil du MAH.