Tableau inspiré par Plutarque
C’est en 1784 que Jean-Pierre Saint-Ours a conçu la première idée du Choix des enfants de Sparte, inspirée d’un passage de La Vie de Lycurgue relatée par Plutarque dans Les Vies parallèles, sujet qu’il est le seul artiste à avoir traité. Le thème, éminemment tragique, décrit le choix par les juges spartiates des jeunes garçons assez robustes pour être élevés par la communauté.
Saint-Ours a fait un grand nombre de croquis et de dessins préparatoires, études de personnages et de détails, dont un étonnant lavis personnifiant La Douleur de la collection Horvitz est conservé au Fogg Art Museum de Boston. Quand la composition fut terminée, l’artiste en tira plusieurs très beaux «tableaux dessinés» et une peinture reprenant les têtes des juges, les agrandissant à des dimensions colossales, montrant par là qu’il était lui-même impressionné par les responsabilités démesurées de ces vieillards qui avaient droit de vie et de mort sur les petits enfants mâles de Lacédémone. […]
Ce tableau eût pendant deux siècles une curieuse destinée. Il fut acquis à Saint-Ours par le fameux amateur d’art Auguste-Gabriel Godefroy de Villetaneuse en 1785 […]. Après une longue disparition, le tableau réapparaît en 1936 à la Galerie Kugel de Paris, et c’est à cette même galerie, en 1976 seulement, que le Musée d’art et d’histoire de Genève en a fait l’acquisition. Peut-être la galerie a-t-elle attendu pour le remettre sur le marché que la mode soit à nouveau favorable au Néoclassicisme après la grande exposition de Londres en 1972, où Saint-Ours était à l’honneur. […]
Jean-Pierre Saint-Ours révéré par la critique
Présenté à Rome en 1788, cette peinture suscite l’admiration des amateurs pour lesquels les découvertes archéologiques d’Herculanum et de Pompéi avaient renouvelé le goût pour l’art antique. De célèbres gazettes donnent de cette œuvre des descriptions particulièrement louangeuses, soulignant combien l’artiste avait su montrer toute la cruauté de ces lois terribles. D’ailleurs, la fortune critique de ce tableau est remarquable. […] Si l’on admire le style sévère de Saint-Ours en 1791, «ses composition riches et nobles, ses belles expressions», en revanche l’eugénisme qu’impliquent les lois spartiates et qui imposent la sélection des enfants est unanimement réprouvé. […] Il est manifeste que ces critiques ne s’en prenaient pas à Saint-Ours en tant qu’artiste mais bien à la Constitution de Lacédémone, ce qui était peut-être une manière détournée d’attaquer Robespierre, Marat ou Saint-Just, dont l’admiration pour Sparte était connue de tous et qui a pu les faire traiter du haut de la tribune de «moderne Lycurgue».
La clé de l’énigme révélée par Töpffer
De toute évidence, le tableau du Choix des enfants de Sparte est une œuvre ambiguë, son interprétation reste ouverte et donne lieu à des lectures différentes, car il semblerait qu’à cette époque le concept d’eugénisme, avec ses odieuses conséquences morales, politiques et génétiques, n’étaient pas encore défini. […]
C’est finalement Wolfgang-Adam Töpffer, vieil ami de Saint-Ours, qui nous donne la clé de cette allégorie. Dans une composition satirique de la Restauration genevoise, qui porte le même titre de Choix des enfants de Sparte, il caricature plusieurs notables des années 1815. Ceux-ci examinent gravement des cruches fêlées d’où surgissent les têtes des membres de l’Assemblée, qui pourraient être élus au Conseil d’Etat de la République. Ce qui confirme notre hypothèse selon laquelle le tableau de Saint-Ours est bien une allégorie politique et fut reçu comme telle par les quelques contemporains genevois qui en eurent connaissance. Au second degré, en effet, il représente le «Choix des magistrats de Genève». Comme beaucoup de ses compatriotes de 1786, l’artiste voulait que se renouvelle le critère de choix pour l’attribution du pouvoir dans la Cité qui, de démocratique qu’il était au XVIe siècle, se retrouvait aux mains de la seule aristocratie. Par ce cruel épisode, et dans un langage de peintre d’histoire, Saint-Ours a donc symbolisé ici son espoir de voir l’oligarchie soumise à un tribunal de sages, et qu’impitoyablement, comme les malheureux enfants spartiates lorsqu’ils étaient trop faibles, certains magistrats qui n’avaient pas les aptitudes nécessaires pour diriger la Cité soient exclus de la vie politique.
Extraits du texte d’Anna de Herdt sur Le Choix des enfants de Sparte, tiré de Jean-Pierre Saint-Ours. Un peintre genevois dans l’Europe des lumières (coéd. MAH/La Baconnière Arts, 2015), album de la rétrospective Saint-Ours au Musée d’art et histoire de Genève (25 septembre 2015-28 février 2016).
Colloque Saint-Ours aujourd’hui, du jeudi 3 décembre 2015 au samedi 5 décembre 2015, entrée libre, sans réservation
Autres articles et vidéos en relation avec Jean-Pierre Saint-Ours
Article: Jean-Pierre Saint-Ours portraitiste
Vidéos: Une minute, une œuvre | Le Tremblement de terre et Présentation de l’exposition