Beauté légendaire et cheffe d’État hors normes
Le dernier pharaon d’Égypte était une grande dame, la reine Cléopâtre. Dans les collections du MAH, son destin est évoqué avec une petite huile sur panneau du XVIe siècle. Car si les traces matérielles rattachées à son règne sont rares, sa fortune iconographique est immense. Cléopâtre figure en effet sur des centaines de tableaux depuis la fin du Moyen Âge, mais aussi dans 5 ballets, 45 opéras, 77 pièces de théâtre et une quinzaine de longs métrages. Il faut dire que sa vie contient tous les ingrédients – sang, sexe et trahisons – qui garantissent le succès.
L’artiste florentin Michele Tosini livre vers 1550-1560 cette image de la reine subversive. Il la peint sous les traits d’une jeune femme blonde dont les bijoux dans les cheveux et sur l’épaule, la robe et la coiffure rehaussées de dorures, attestent le haut rang. Le vêtement rose qui porte un mascaron à tête léonine, rappelle le costume antique. Mais ce qui rend l’identification du personnage indubitable est ce petit serpent, enroulé autour de son doigt dont la tête se dresse en direction du sein dénudé. Une référence à l’épisode de sa vie le plus représenté, son suicide.
Une femme à l’intelligence indéniable
Mais qui était réellement Cléopâtre? Les principales sources sont romaines et émanent de l’entourage direct de son vainqueur et ennemi, l’empereur Auguste. Les auteurs plus tardifs, Plutarque à la fin du Ier siècle, ou Appien, s’en inspirent largement, tout comme Suétone ou plus tard encore Dion Cassius. Ils se donnent beaucoup de mal pour dessiner le portrait de celle qu’ils qualifient de « putain couronnée », insistant sur son pouvoir de séduction, la décrivant comme « fascinante » – ce qui, au sens premier latin, signifie « propre à provoquer l’érection ». Ou comment facilement lui attribuer la chute de Marc-Antoine dans le stupre, les plaisirs et les dérives dictatoriales de Jules César, sans trop ternir l’image des deux patriciens romains, respectivement beau-frère et grand-oncle de l’empereur Auguste.
Si derrière l’insulte l’on s’en tient aux faits, que peut-on dire de la reine et de son action politique? Cléopâtre est indéniablement brillante même si on la dit « rusée », autrement dit malveillante. Elle est cultivée, parle cinq langues, six selon certains auteurs. C’est la seule des Ptolémée, dynastie d’origine macédonienne à la tête l’Égypte depuis la mort d’Alexandre le Grand, à parler l’égyptien. Elle grandit à Alexandrie, qui rassemble autour de sa bibliothèque tout ce que l’Antiquité compte de savants et d’érudits. Elle prend des mesures pour améliorer les conditions de vie de son peuple, en faisant par exemple frapper des monnaies de bronze indiquant la valeur numéraire de la pièce pour en garantir le cours.
Son intelligence politique est indéniable. Oui, Cléopâtre séduit Jules César. Mais à cet instant, elle joue sans doute le plus gros coup de sa carrière politique. Réfugiée en Syrie, craignant pour sa vie à la suite de la prise du pouvoir par sa sœur Arsinoé, elle apprend la présence du général à Alexandrie. César a décidé de venir remettre un peu d’ordre dans ce qu’il considère comme un royaume client de Rome, ce d’autant plus qu’il a repris à son compte les dettes du père de Cléopâtre. La reine déchue revient en douce dans sa capitale, transportée dit-on enroulée dans un tapis. Le dit tapis une fois déroulé à ses pieds, le fringant quinquagénaire se retrouve face à la jeune femme de 21 ans, dont tous s’accordent à souligner l’incroyable pouvoir de séduction. La puissance romaine peut la faire remonter sur son trône. Cléopâtre sait qu’elle est face à l’homme fort de Rome dont la quête de pouvoir n’est pas finie. Elle fait donc un calcul de chef d’État, tout en usant de ses charmes.
Irrésistible séductrice
Une petite parenthèse s’impose sur la beauté légendaire de Cléopâtre. Les sources antiques insistent sur sa capacité à séduire, son charme presque surnaturel, sa voix mélodieuse qu’elle module à la perfection, sa culture et son intelligence. Elle séduit, voire envoûte, et ce en dépit de son physique. Car à regarder les monnaies montrant son profil ou les très rares portraits qui lui sont attribués, on est frappé par son long nez busqué hérité des Ptolémée. Sur la représentation de Michele Tosini, il est fin et délicat; preuve s’il en faut que dans toutes les représentations imaginaires, Cléopâtre n’est pas seulement envoûtante, elle est aussi physiquement parfaite.
César remet donc Cléopâtre sur son trône et la ramène à Rome où elle passe trois ans. La méfiance des Romains vis-à-vis de la royauté le dispute à la curiosité suscitée par l’étrangère et sa somptueuse suite. Mais l’assassinat de César précipite le cours des choses. La reine retourne à Alexandrie avec Césarion, le fils qu’elle a eu de César, qu’elle associe au pouvoir. Sous le nom de Ptolémée XV, son héritier à moitié romain lui garantit l’avenir de la dynastie. Cependant, les troubles que connaît Rome après l’assassinat de son leader, la rivalité entre Octavien, Marc-Antoine et Lépide, les nouveaux hommes forts de Rome, remettent en cause le devenir de l’Égypte.
Aussi, quand Marc-Antoine, qui gère les royaumes de l’est de la Méditerranée l’invite quelques années plus tard à une rencontre à Tarse, elle joue son va-tout. Superbe navire, tenue de circonstance, elle étourdit Marc-Antoine sous le luxe et les plaisirs en faisant de lui un allié indéfectible. Mais elle a le tort de s’éprendre du mauvais cheval. Le conflit entre Marc-Antoine et Octavien s’enflamme et se règle par la bataille navale d’Actium. Cléopâtre profite d’une brèche pour faire voile vers Alexandrie et s’y claquemurer. Antoine la suit, abandonnant le combat. Ils s’étourdissent de plaisir jusqu’à l’arrivée de leur vainqueur. L’homme se transperce de son glaive, se rate et agonise longuement. La reine se réfugie dans son mausolée, où elle mise encore sur une audience avec Octavien. Comprenant qu’elle n’arrivera pas à le séduire, elle en appelle à sa pitié : si les jumeaux qu’elle a eus d’Antoine ont la vie sauve, le benjamin périra, ainsi que Césarion, l’héritier du trône égyptien.
Se souvenant des images humiliantes de sa sœur Arsinoé, exhibée à Rome lors du triomphe de César, Cleopâtre n’a de cesse d’échapper à cette honte. Un aspic caché dans un panier de fruit lui offre sa porte de sortie. Parée de ses plus beaux atours, elle se laisse mordre par le serpent dans son mausolée, privant ainsi le futur Auguste de son plus beau trophée. Nous sommes le 12 août 30 avant Jésus-Christ.
Femmes fortes
C’est l’instant précédent la morsure qu’illustre Michele Tosini dans l’œuvre du MAH. Ce petit portrait imaginaire faisait peut-être partie d’une série de représentation de femmes fortes, sujet apprécié à la Renaissance. Les femmes fortes – terme dérivé du latin fortis, qui signifie courage – sont des femmes qui, comme Cléopâtre, font preuve de bravoure dans une mort le plus souvent auto-infligée. Une conception toute stoïcienne! Ainsi, la romaine Lucrèce se poignarde par honte du viol, la reine de Carthage Didon s’immole pour échapper à un mariage indésirable ou encore Sophonisbe s’empoisonne pour s’épargner l’humiliation du triomphe romain. Au XVIe siècle, cette vision positive est valorisée. Comme dans d’autres représentations contemporaines, l’artiste insiste sur la dimension introspective du moment. Cadrage séré, fond neutre, raccourci de la main: la reine, le regard perdu dans ses pensées, est comme projetée sous l’œil du spectateur qui en devient presque intrusif. Il n’y a ici aucune lascivité : le sein dénudé est présenté au serpent comme à un enfant. Dans certaines images de la même époque, Cléopâtre tient le serpent sur son avant-bras et le regarde comme une mère son bébé. Parfois, le reptile lui mord carrément le mamelon. La robe de la reine est rose pâle, d’une nuance très proche de celle souvent portée par la Vierge.
À la même période, Michele Tosini a livré une représentation de Marie-Madeleine très semblable : la robe est bleue, le serpent remplacé par un pot d’onguent, le sein droit se devine nettement sous la tunique. Le regard de la sainte nous fuit, se centre sur elle-même. La tête est pareillement inclinée, le cadrage resserré. Les deux femmes représentent la même chose: la pécheresse repentie.
Car par sa mort digne, Cléopâtre, reine putain, est purifiée. Tout comme les actes peuvent racheter les péchés, ce que réaffirme le Concile de Trente alors en cours, réponse à la Réforme protestante et aux thèses de Luther affirmant la seule justification par la foi. Au-delà de l’allusion tridentine, cette représentation de Cléopâtre, le dernier pharaon, permet de garder la mémoire d’une femme qui fut une grande cheffe d’État.