Autour d’une poire à poudre ornée des amours de Léda

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Sous le signe de la passion amoureuse…

De nombreux mythes grecs relatent les aventures galantes de Zeus, contraint de prendre les apparences les plus diverses pour tromper la vigilance de son épouse Héra, aussi jalouse que vindicative… Parmi ses multiples conquêtes, le nom de Léda est demeuré fameux. La version la plus connue de la légende raconte que cette fille du roi d’Étolie avait reçu pour époux Tyndare, réfugié à la cour de son père après avoir été chassé du trône de Sparte. Tombé sous le charme de la princesse alors qu’elle se baignait dans le fleuve Eurotas, le roi de l’Olympe se transforma en cygne pour la séduire. Une autre tradition veut que le dieu ait demandé l’aide d’Aphrodite pour parvenir à ses fins : se transformant en aigle, celle-ci fit mine de pourchasser le cygne, que l’imprudente Léda s’empressa de cacher sous son vêtement [fig. 1 a-b]…

Fig. 1 a-b. Peintre de Léda, kylix (coupe) avec Léda et le cygne,
Chiusi (Clusium), Toscane, vers 330 avant J.-C., et détail.
Terre cuite peinte, D. sans les anses 27,2, H. 10,8 cm
©MAH, photo : Y. Siza, inv. 23471

Parmi les multiples subterfuges utilisés par le dieu volage, sa métamorphose en cygne – plus facile à représenter que le nuage enveloppant la belle Io, plus suggestive que la pluie d’or couvrant Danaé ou que le taureau blanc enlevant la princesse Europe – devait exercer une fascination durable, suscitant jusqu’à nos jours d’innombrables déclinaisons littéraires et artistiques. En effet, l’union de Léda et du cygne, animal dont le long cou invite à la métaphore phallique, est propice à l’évocation de diverses pratiques amoureuses. Reflétant l’esprit de l’époque ainsi que l’imaginaire érotique propre à l’artiste ou à son commanditaire, le thème offre une grande liberté d’interprétation : dès l’Antiquité, la scène peut être simplement suggérée, ou au contraire illustrée de façon très explicite – voire crue –, tandis que l’héroïne, de victime consentante se change parfois en dangereuse séductrice, image des périls de l’amour.

Un précieux accessoire de chasse

La Léda dont il est question ici n’est pas la plus célèbre du Musée d’art et d’histoire, rôle qui revient sans conteste à la délicate statuette en ivoire créée par Jean-Jacques Pradier en 1851. Antérieure de près de trois siècle au chef-d’œuvre du sculpteur genevois, elle est ciselée sur une poire à poudre allemande en bois de cerf de la fin du XVIe siècle1 [fig. 2 a-b].

Fig. 2 a-b. Poire à poudre (Léda et le cygne), Allemagne, 1586, avers et revers.
Bois de cerf poli et ciselé, laiton, H. 20,5, l. 10,2 cm, 260 g. Don d’Anna Sarasin, 1903
© MAH, photo : F. Bevilacqua, inv. AD 8224
La monture comporte deux culots obturant les extrémités inférieures et un bec verseur mouluré pourvu d’un volet pivotant qui permet de doser la poudre.

Indispensable aux armes à feu portatives anciennes, qui se chargeaient par la bouche du canon, la poire à poudre sert à transporter à l’abri de l’humidité la charge explosive destinée à propulser le projectile. Réalisé dans les matériaux les plus variés, cet accessoire montre au gré des modes une grande diversité de formes et de décors.

Pour les exemplaires destinés à la chasse, d’ordinaire plus petits et plus luxueux que ceux à usage militaire, le bois de cerf – gibier noble par excellence – est particulièrement apprécié : la face avant, généralement polie, prend un aspect proche de l’ivoire, alors que le dos, souvent laissé brut, présente la granulation naturelle de l’andouiller. L’engouement pour ce matériau, utilisé dans toute l’Europe jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, lorsque l’invention de la cartouche rendra caduque l’utilisation des poires à poudre, est tel que certaines pièces de luxe en reproduisent la forme caractéristique dans le métal [fig. 3]. Parmi les décors historiés, les sujets cynégétiques sont naturellement à l’honneur [fig. 4]. Mais les épisodes tirés de l’histoire antique, de la Bible ou de la mythologie sont également prisés, de même que les scènes galantes, expression du motif traditionnel de la chasse comme métaphore de la conquête amoureuse.

Fig. 3. Poire à poudre (Scène de bataille à l’antique),
Augsbourg, vers 1570. Bronze repoussé, ciselé et doré, acier, H. 20,9 cm, 320 g
© Londres, The Wallace Collection, inv. A 1292
Fig. 4. Poire à poudre (Chasseur et biche), Allemagne, vers 1630.
Bois, laiton, ivoire, H. 19,7, l. 10,2 cm, 220 g
© MAH, photo : F. Bevilacqua, inv. K 366

La Léda qui met le feu aux poudres…

Ces représentations étant souvent prétextes à mettre en scène la nudité féminine, il n’est pas surprenant que l’histoire de Léda ait fourni un sujet apprécié. Il apparaît par exemple dans le médaillon central d’une poire à poudre en bois de cerf ciselé du début du XVIIe siècle appartenant au musée du Louvre2 ; sur cet exemplaire richement orné dans le goût du maniérisme bellifontain, le duo amoureux, exhorté par Éros, s’ébat parmi des roseaux et des plantes aquatiques rappelant le cadre fluvial du mythe [fig. 5 a-b].

Fig. 5 a-b. Poire à poudre (Léda et le cygne),
France, début du XVIIe siècle, avers et revers (inscription Nicollas Chevallier).
Bois de cerf, acier, H. 18,9, l. 13,5 cm
© RMN-GP (musée du Louvre) / J.-G. Berizzi, inv. OA 12 295

Le sujet apparaît également sur un petit groupe de poires à poudre en corne de vache aplatie conservées au Musée d’histoire de Berne3 et au Musée de l’Areuse à Boudry (Neuchâtel)4 [fig. 6]. Contemporaines de l’exemplaire précédent, mais d’un type plus commun, elles déclinent, avec quelques variations de détail, une composition gravée analogue qui trahit une production en série : rythmée par trois groupes d’arbres stylisés, la face principale est divisée en deux compartiments figurant, à droite, la princesse assaillie par un vigoureux volatile, et à gauche, un homme d’armes en costume civil « moderne » qui se porte à son secours.

Fig. 6. Poire à poudre (Léda et le cygne),
Allemagne, début du XVIIe siècle.
Corne de vache gravée et noircie, acier, H. 24,5, l. 10,5 cm, 285 g
© Boudry, Musée de l’Areuse, photo : F. Bevilacqua
Le récipient a perdu le culot métallique fermant son extrémité inférieure.

Ces pièces reprennent un schéma iconographique connu dès l’Antiquité, où l’héroïne, tantôt assise, tantôt étendue, accueille le cygne entre ses cuisses. La poire à poudre genevoise offre en revanche une composition verticale, adaptée au format allongé du support. La représentation se distingue par son caractère direct : ici, point de pudique draperie, la nudité s’expose frontalement. Léda, debout sous une arche, presse contre son flanc l’oiseau. Perché sur un muret, celui-ci tend son bec vers la bouche convoitée, tandis que sa patte droite levée laisse peu de doutes sur ses intentions [fig. 7]…

Le couple est abrité par une sorte de dais végétal où se déploie une banderole. Le millésime 1586 qui y est inscrit est probablement lié à quelque événement important de la vie du commanditaire, ces accessoires étant souvent personnalisés par une date, des armoiries, des initiales ou encore le nom de leur propriétaire [voir fig. 5 b].

Fig. 7. Poire à poudre, Allemagne, 1586, détail
© MAH, photo : F. Bevilacqua, inv. AD 8224
Fig. 8. Heinrich Aldegrever (Paderborn, 1501/1502 – Soest, 1555/1561), Les Travaux d’Hercule, planche 1, Léda et le cygne et Hercule au berceau étouffant les serpents, 1550.
Burin, 102 x 66 mm © Londres, British Museum, inv. E,4.344

Un modèle d’Heinrich Aldegrever

Où l’auteur du décor a-t-il puisé son inspiration ? Selon une pratique courante pour l’ornementation des armes de qualité, fréquemment tirée de sources imprimées, il a emprunté son motif à une gravure d’Heinrich Aldegrever (1502-1558), peintre et graveur actif à Soest en Westphalie. La composition en question inaugure une série de treize gravures au burin que le maître allemand a consacrée en 1550 aux travaux d’Hercule. Bien que la planche ait pour thème l’épisode où le héros encore au berceau étouffe les deux serpents envoyés par Héra pour le tuer, la place principale revient au personnage de Léda, qui, tout en enlaçant le cygne, désigne de l’autre main le drame en train de se jouer5 [fig. 8]. De son modèle, l’ivoirier ne reprend que le couple adultère, dont il livre une interprétation qui se distingue par de subtiles variations venant accentuer le caractère sensuel de la scène : les têtes des deux amants sont plus étroitement accolées, tandis la patte trapue de l’animal, dressée plutôt que posée sur la cuisse de la jeune femme – dont le sexe est ici très nettement marqué – prend une forme plus explicite encore.

Aussi différents soient-ils quant à leur forme, leur facture ou leur iconographie, ces quelques exemples de poires à poudre illustrant l’histoire de Léda séduite par Zeus témoignent de la fortune de ce récit mythologique, dont le mise en image se prête particulièrement au jeu des sous-entendus érotiques. Incidemment, celui-ci constituait un thème métaphoriquement approprié à la fonction – voire, dans le cas de la pièce genevoise à la forme même – de cet accessoire masculin…

Notes
  1. José-A. Godoy, Armes à feu XVe – XVIIe siècle · Catalogue du Musée d’art et d’histoire, Genève, Genève 1993, no 257, p. 102
  2. Philippe Malgouyres, Ivoires de la Renaissance et des Temps modernes. La collection du musée du Louvre, Paris 2010, no 184, p. 234 ; Idem, Armes européennes · Histoire d’une collection au musée du Louvre, Paris 2014, no 117, p. 136 (inv. OA 12 295). Un autre exemplaire en bois de cerf, dépourvu de sa monture, figurait autrefois dans la collection de Charles Buttin (Charles et François Buttin, Catalogue de la collection d’armes anciennes européennes et orientales de Charles Buttin, Rumilly 1933, no 494, p. 120 et pl. XIII).
  3. Rudolf Wegeli, Inventar der Waffensammlung des Bernischen Historischen Museums in Bern · IV. Fernwaffen, Berne 1948, nos 2506, pp. 282-283, pl. XL, inv. H/2024, daté de 1607, et 2507, p. 283, inv. H/1026 ; la collection bernoise compte une troisième poire à poudre similaire où le couple de Léda et du cygne, très proche des autres exemplaires, est simplement environné de rinceaux (no 2515, p. 285, inv. H/251/c).
  4. Nous remercions M. Pierre-Henri Béguin, président de la Société du Musée de l’Areuse, pour son chaleureux accueil.
  5. L’association de Léda au mythe d’Hercule provient sans doute de la confusion, fréquente dans les textes, entre le roi Thespios, à la cour duquel Hercule débuta ses exploits en tuant le lion du Cithéron, et Thestios, le père de Léda.

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