Une longue histoire
L’important don fait à la BAA de sa bibliothèque spécialisée par la cartophile genevoise Joëlle de Syon est l’occasion de se pencher sur le rapport que les artistes entretiennent avec la carte postale.

Don d’Hervé Klein, 1989 ©MAH, photo: A. Longchamp, inv. E 89-0361
L’âge d’or (1900-1920)
Ce moyen de correspondance élémentaire, caractérisé par le fait que son message soit exposé aux regards, est officiellement adopté par les postes européennes dans les années 1860. La transmission de messages «à découvert» suscite d’abord des réticences, mais est également à l’origine du succès des premières cartes postales. Dans le contexte de la guerre franco-prussienne de 1870, les autorités belligérantes en encouragent effet leur usage, l’absence d’enveloppe simplifiant le travail de la censure.
Initialement émises par les administrations postales, ces cartes comportent un message imprimé laissant peu de place à la rédaction manuscrite. Le potentiel publicitaire de ce médium est toutefois perçu par les commerçants, qui obtiennent rapidement l’autorisation d’y imprimer des réclames. La carte illustrée naît ainsi, se généralisant dès les années 1880 pour atteindre son âge d’or dans les années 1900 à 1920.
Les artistes ne tardent pas à investir ce moyen de diffusion, en particulier ceux dont la pratique s’étend à l’affiche, domaine lui aussi en plein essor. La carte postale constitue en effet le relai idéal de motifs dont l’efficacité formelle supporte le format réduit. Les illustrations d’Alexandre-Théophile Steinlen, Jules Chéret ou Alfons Mucha se voient ainsi popularisées par ce moyen et contribuent au succès de la Collection des Cent, une série de pochettes de cartes éditées entre 1901 et 1903 en réponse à la cartophilie naissante.
Mais au-delà de leur attrait esthétique, à une époque où Internet n’est encore qu’une chimère et où la photographie originale demeure onéreuse, les cartes postales constituent un moyen privilégié pour constituer à bon compte des banques d’images personnelles. Plusieurs artistes ont ainsi notoirement collectionné les cartes et nourri leur inspiration à ces répertoires de formes et de motifs, à l’instar de George Grosz, Paul Éluard ou Le Corbusier.

Achat, 1968 ©MAH, photo: B. Jacot-Descombes, cote BAA TB Q 241
De Dada au Mail Art
Ces images produites en masse, populaires et aisément disponibles séduisent naturellement les mouvements d’avant-gardes, au même titre que les journaux, gravures anciennes, réclames et autres éléments étrangers à la peinture employés par les artistes dada, cubistes ou surréalistes. Découpées, augmentées par diverses interventions graphiques, elles se voient aussi intégrées à des collages, comme dans les Fatagaga de Max Ernst et Jean Arp, ou détournées à des fins poétiques, drolatiques ou politiques comme dans la correspondance entre Kurt Schwitters et Hannah Höch. Support de création et d’échanges, la carte postale porte ainsi les idées nouvelles autant qu’elle assure la liaison entre les membres de réseaux artistiques que les épisodes belliqueux ont rendus de plus en plus internationaux.
La mise en question des principes académiques de l’art et le rejet de ses canaux de diffusion traditionnels accroissent l’importance de la communication dans l’acte créatif. En 1959, Marcel Duchamp reflète cette tendance avec le catalogue d’une exposition imaginé sous la forme d’une boîte à lettres réunissant des facsimilés de courriers, cartes postales illustrées, brochures et télégrammes [ill. 2]. Il suggère ainsi la prépondérance du message et de sa circulation sur sa matérialisation en tant qu’artefact dont la valeur se mesure selon des critères imposés par la tradition et le marché. Un principe fondateur de plusieurs mouvements des années 1960-1970, au premier rang desquels Fluxus, dont le manifeste publié en 1963 par Robert Maciunas revendique un art par tous et pour tous, un «flux», une «marée» susceptible d’investir la vie entière sous quelque forme que ce soit.

Achat, 1976. ©MAH, photos: A. Longchamp, inv. 76-0074-001 et -005 (couverture et planche 5)
Une année auparavant, les expérimentations de Ray Johnson l’amenaient à créer la «New York Correspondence [ou Correspondance] School» à la suite de multiples échanges avec des partenaires de tous horizons, un événement considéré comme fondateur du Mail Art. Ce dernier doit être distingué de «l’art postal» existant de longue date, consistant en interventions artistiques sur des supports envoyés par la poste. Le Mail Art participe en effet de «l’intermédialité» définie par Dick Higgins en 1965. Celle-ci suppose que la pensée créatrice s’émancipe de sa manifestation matérielle afin qu’elle puisse prendre part efficacement à une lutte politique. Le Mail Art constitue ainsi une alternative populaire et démocratique aux institutions culturelles officielles pour la diffusion de cette pensée. Champ d’expériences autant que terrain de jeux, les échanges épistolaires se voient par exemple «validés» par des tampons encreurs ou des timbres-poste imaginés par les artistes, versions parodiques et critiques des estampilles réglementaires et du système qu’elles représentent. Antithèse d’un objet élitiste, la carte postale se trouve à l’origine d’œuvres devenues emblématiques de cette période [ill. 1], notamment les travaux réalisés par Dieter Roth à partir d’une vue touristique de Piccadilly Circus [ill. 3], celle-ci lui ayant été envoyée par nulle autre que Rita Donaugh, l’épouse de Richard Hamilton dont l’une des œuvres majeures prend la forme d’un dépliant de cartes postales.
Qu’elle constitue l’œuvre elle-même ou qu’elle fasse partie d’un dispositif plus vaste, la carte postale est aujourd’hui un moyen d’expression et de communication usuel pour les artistes, à l’image du multiple produit par Tacita Dean pour la revue Parkett en 2001 [ill. 4] ou des cartes postales représentant des boîtes à lettres de Jonathan Monk. Mais sa modestie intrinsèque explique peut-être pourquoi elle n’a encore fait l’objet que d’un nombre limité d’études spécifiques, un domaine dont le développement ne manquera pas d’être suivi de près par la BAA.

Acquis par abonnement, 2001 ©MAH, photo: A. Longchamp, inv. E 2001-0262