Enquête sur l’origine d’un intrigant objet en bronze
Quel est ce curieux objet et à quoi pouvait-il bien servir? S’il n’était pas en bronze, il ressemblerait à s’y méprendre à… des arêtes de poisson!
Une provenance peu précise
Cet objet fut acheté en 1887 par Hippolyte Jean Gosse [fig. 1], conservateur du Musée archéologique (ancêtre du Musée d’art et d’histoire), auprès d’un certain A. Pochon à Yverdon-les-Bains (VD). Le registre d’inventaire indique une provenance assez imprécise d’Estavayer-le-Lac (FR) pour cette «petite applique» ainsi que pour deux autres menus objets en bronze acquis auprès du même vendeur.
Mais une datation évidente
Bien que le registre d’entrée ne fasse pas état de la provenance lacustre de cet artefact, son lieu de découverte indiqué et sa typologie nous permettent de supposer qu’il fut mis au jour sur le site d’une station littorale, sans doute située sur la rive méridionale du lac de Neuchâtel près d’Estavayer, entre 1854 – date des premières découvertes palafittiques reconnues comme telles dans le lac de Neuchâtel – et 1887.
Si son contexte de découverte est imprécis, la facture de cet objet permet de le dater, par comparaison avec des exemplaires similaires trouvés ailleurs, de l’âge du Bronze final (1080-850 av. J.-C.). Cette période est l’ultime et la mieux documentée de la longue existence des habitats sur pilotis, apparus au bord des lacs de l’arc alpin dès le Néolithique moyen (vers 4500 av. J.-C.).
Considérant sa datation, à quel village palafittique répertorié notre objet pourrait-il donc bien appartenir?
Petit tour du lac de Neuchâtel
Aucune station littorale située précisément à Estavayer n’est recensée parmi les 56 sites suisses (sur 111 au total) inscrits par l’Unesco en 2011. Pour autant, notre objet peut provenir d’un site dit «associé», moins significatif ou actuellement moins bien conservé, la Suisse en comptant au moins 394 (voir l’article «stations littorales» du Dictionnaire historique de la Suisse). Celui-ci doit par ailleurs être connu dès le XIXe siècle.
Cinq stations sur la commune d’Estavayer sont connues depuis 1856, dont deux (Pianta II et Les Ténevières [fig. 2 et 3]) qui furent victimes à la fin des années 1870 d’un pillage systématique destiné à alimenter de nombreux musées suisses et étrangers en objets de l’âge du Bronze final.
La quantité et la qualité des objets ainsi dégagés démontrent bien qu’un artisanat du bronze s’y était développé au début du Ier millénaire av. J.-C. Des sondages effectués un siècle plus tard attestent la quasi disparition de la couche archéologique.
Mais on ne peut par ailleurs pas exclure que notre objet ait été découvert dans une commune voisine abritant une station plus importante…
Sur la rive sud du lac, on peut envisager celle de Chevroux-La Bessime (VD), signalée dès 1860 par Frédéric Troyon, l’inventeur de la préhistoire vaudoise et premier conservateur du Musée cantonal des antiquités de Lausanne. Si l’on considère une «cueillette» un peu plus lointaine, la station de Grandson-Corcelettes Les Violes (VD) serait la meilleure candidate: connue dès 1855, elle subit elle aussi un pillage intensif dès 1876.
L’histoire des techniques à la rescousse
Trêve de suspens… Venons-en enfin à l’identification de notre mystérieux objet, ou plutôt vestige, de bronze. Si elle a posé problème au découvreur et au vendeur (qui ne sont peut-être qu’une seule et même personne), tout comme à l’acquéreur, c’est que ces derniers ont cherché à lui attribuer un usage. Or il n’en a aucun! Il s’agit en fait d’un déchet issu de la production métallurgique d’autres objets, que seule la mise en parallèle avec ceux-ci ainsi qu’avec les outils qui ont servi à les produire permet de comprendre. Nous avons en effet ici affaire au rebut d’un atelier de bronzier, issu de la coulée de neuf anneaux en bronze (correspondant au nombre d’«arêtes») effectuée dans un moule bivalve en pierre réfractaire [fig. 4].
La technique de production consiste donc à couler l’alliage de cuivre et d’étain en fusion entre les deux moitiés du moule (ou lingotière); après refroidissement, l’artisan bronzier détache les anneaux produits et rejette (ou parfois conserve pour refonte) le déchet que constitue le bronze solidifié dans l’entonnoir de coulée, où le métal liquide a été versé et a coulé par les rainures «en arêtes» jusqu’aux creux destinés à former les anneaux.
C’est ainsi que nos «arêtes de poisson» ont fini, comme il se doit, leur parcours au fond d’un lac, puis près de 3000 ans plus tard au musée!
Pour en savoir plus, voir également le site internet https://www.palafittes.org/home.html (notamment carte interactive et brochure téléchargeable)