Eugène Martin : retour aux fondamentaux

En 2022, grâce à une généreuse donation, le fonds Eugène Martin s’est enrichi de dix toiles qui s’ajoutent aux quatorze déjà en possession du Musée d’art et d’histoire. Une occasion unique de revenir sur le talent de ce peintre dont les toiles – présentes dans tous les grands musées suisses – ont été célébrées par l’historien de l’art Jura Brüschweiler dans un article paru en 1962 dans la revue institutionnelle du MAH, Genava1 . Soixante ans plus tard, cet hommage guide le regard à travers l’œuvre de celui que l’on appelait alors le « peintre du lac ».

L’âme de Martin est essentiellement ingénue, c’est-à-dire qu’il a le don de voir la même scène chaque jour avec une égale fraîcheur d’impression.
Jura Brüschweiler, 1962

#3, janvier 2023

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Un lac et sa ville

On ne saurait néanmoins réduire l’œuvre d’Eugène Martin à ce seul thème mais, de même que les plumes de Voltaire, de Mme de Staël, de Flaubert ou d’Hugo sont tombées sous le charme du Léman, le pinceau de Martin est tombé sous celui du petit lac. À moins qu’au contraire ce ne soit le petit lac qui ait cédé à l’irrésistible attrait de la gamme des gris-bleus et des gris-verts que Martin déploie pour saisir les températures lacustres et leur tempérament changeant. L’artiste, en effet, ne peint jamais le même lac (fig. 1, inv. 1951-138), d’où cette « égale fraîcheur d’impression » dont parle Jura Brüschweiler, à laquelle il semble vouloir associer un trait de caractère : « […] nul homme ne fut plus sociable que lui, mais peu de peintres furent aussi solitaires ». On en vient alors à imaginer l’artiste longer les rives du lac mais aussi celles du Rhône et de l’Arve, comme on suit des amis en balade, dialoguant avec l’eau, la terre et le bâti dans une observation mutuelle et chaque jour renouvelée : « Lorsque je n’arrive pas à peindre ce que je vois, je peins comme il me plaît, et c’est ainsi que, bien souvent, j’arrive à peindre ce que je vois » (p. 120). Par cette réflexion, qui n’est simple qu’en apparence, Martin nous ramène aux fondamentaux. Aux fondamentaux de la contemplation du monde qui fait le quotidien des artistes, donc à ce que peindre signifie pour eux en tout premier lieu et que les visiteurs des musées s’empressent parfois d’oublier, trop impatients à l’idée de reconnaître, sur un cartel, le nom célèbre d’une valeur sûre.

Le Neptune par Eugène Martin

Fig.1 Eugène Martin (1880-1954), Le Neptune, 1950. Huile sur toile, 54 x 65 cm. Achat, 1951, inv. 1951-0138

La peinture n’est savante que lorsque l’on s’en tient à la fine couche qui fait l’image : c’est celle-là qu’historiens et historiennes de l’art aiment interpréter et analyser. À raison, car c’est là une tâche indispensable si l’on veut voir mieux et même au-delà de ce que l’artiste a su saisir. Mais cette tâche-là en masque une autre, essentielle : le métier, et surtout l’idée brumeuse que l’on s’en fait. Preuve en est que Martin a inventé une manière qui mériterait une étude à elle seule. Sur ce point Brüschweiler est formel : « […] quiconque a vu ses toiles et se promène sur les quais de Genève ne peut s’empêcher de voir transparaître derrière les tableaux souriants qu’offre la nature autant de Martin. » (p. 123). C’est on ne peut plus vrai. De cette ville, il traduit et l’austérité et la générosité géométrique de ses quais et le foisonnement de ses parcs. Rien ne le dit mieux que ses arbres « que Martin chérit comme des images de la vie » (p. 122), en particulier au printemps naissant, lorsque, le long des branches, les feuilles petites et aléatoires se surimposent au ciel. Pour le comprendre il suffit de contempler longuement ses toiles puis de se rendre sans tarder dans les rues de Genève au mois d’avril et constater les faits : les arbres genevois ? Ce sont des Martin. Ce faire et ce savoir-faire, Brüschweiler y revient sans cesse. On devine ainsi le plaisir, pour ne pas dire la jubilation, que lui procure sa peinture : « La petite touche de Martin est appliquée en couche mince mais serrée, avec des pinceaux très fins, si fins qu’Emile Hornung se demandait comment avec un métier si menu Martin pouvait arriver à donner à ses ciels une telle impression d’immensité et à ses lacs une telle unité. » (p. 122).

Tout détail compte pour un peintre, et ceux que Martin observe sans fatigue, qu’il apprivoise en touches fines, forment une œuvre au centre de laquelle Genève – ses rues, ses immeubles, ses jardins, ses environs et bien sûr son lac – occupe tout l’espace. Genève comme un nouveau Barbizon, comme un lieu de villégiature citadin et de campagne urbanisée, où le temps semble suspendu comme le fut, peut-être, ce temps incertain de l’entre-deux-guerres que la génération d’Eugène Martin a traversé. Peignant ce qu’il voit, ajoute Brüschweiler , « il donne une âme à ses bateaux, un cœur à ses maisons, et un esprit à ses arbres » (p. 121) (fig. 2, Le Grand Mélèze). Rares dès lors sont les figures dans ses œuvres. La figure, c’est Genève elle-même, qui devient printemps, automne, hiver, été. Qui devient ville qui ne veut pas d’histoires pour en avoir connu d’autres, et qui devient « caractère » pour paraphraser Stendhal qui, en 1845, observait déjà : « N’est-il pas glorieux pour une ville de vingt-six mille habitants, de forcer le voyageur à consacrer trois pages à la description de son caractère ?2 ». Martin lui a consacré une grande part de sa vie de peintre. C’est là aussi l’un des fondamentaux auquel il nous ramène : la répétition d’un sujet soutenue par une palette complexe. À son propos Brüschweiler dit qu’elle « est aussi discrète et nuancée que sa sensibilité est pudique et raffinée » (p. 121). L’artiste, dit-il encore, est « le poète des grisailles ». Mais ne serait-ce pas Genève elle-même qui maîtrise à la perfection ses tons gris comme on cache son jeu ? Martin n’aurait-il pas simplement révélé quelques secrets que la ville lui aurait confiés ? N’est-ce pas Genève qui, parce que ville d’accueil, est pudique et réservée ? « […] chez Martin le blanc n’est pas nécessairement une couleur froide, ni le gris une couleur triste – voilà le prodige » (p. 122) (fig. 3, Le Jardin anglais). Genève ville des demi-tons ? C’est un fait, et le peintre nous rappelle que c’est là une qualité et non un défaut. « Tout en étant moderne, la vision de Martin a je ne sais quoi de primitif, voire de gothique » (p. 120). À l’image de Genève, cité moderne, primitive et gothique. Le peintre, en somme, démasque Genève et, depuis Konrad Witz, pour qui le petit lac aussi constituait un axe, jamais on n’est parvenu à un tel degré de réalisme, si tant est que l’on considère que le réel est en mouvement perpétuel, et que l’on admette que seuls les artistes talentueux parviennent à en saisir la nature éphémère.

Le grand Mélèze par Eugène Martin

Fig.2 Eugène Martin (1880-1954) Le Grand Mélèze, 1940 Inv. BA 2022-0008

Le Jardin anglais par Eugène Martin

Fig. 3 Eugène Martin (1880-1954), Le Jardin anglais, 1947. Huile sur toile, 65 x 54 cm. Don de Nicole Martin, inv. BA 2022-0012

Un peintre et son métier

Chaque maître a un maître avant lui, et des parents nous en avons partout.
Eugène Martin

D’où vient ce métier d’Eugène Martin ? D’où lui viennent à la fois sa franchise, sa délicatesse mais aussi sa rugosité ? D’où lui vient cette touche « hachurée et rythmée » qu’il adopte dès les années 1920, lui qui a commencé à peindre en 1911 ? Pour Brüschweiler « de la nature et de ses enseignements », ainsi que de l’amitié vouée « aux maîtres que cet autodidacte très cultivé s’est donnés. » Parmi ceux-ci, il retient Lorrain, Turner, Corot, Menn, Bocion, Cézanne, Renoir, Marquet, le Douanier Rousseau, Utrillo, Hodler, Auberjonois et ses amis Blanchet et Barraud – ses « parents » aurait dit Martin. De cette longue liste, nous privilégions Marquet pour les silhouettes franches qui soulignent les coques des barques et les teintes sourdes que les deux peintres ont su maîtriser afin de cristalliser cette harmonie tranquille qui unit sur leurs toiles, ciel, nuages, eau, béton et sol.

Mais revenons à un mot, un seul, qui aura peut-être fait sursauter la lecture : autodidacte. Un mot qui mérite d’être pesé car, par on ne sait quel subterfuge dont l’histoire de l’art garde le secret, ce mot est devenu embarrassant. Synonyme d’amateur, il donne pourtant toute la mesure de l’écart qui nous sépare d’un temps où, pour être peintre et pour être reconnu par ses pairs, par les amateurs, les collectionneurs et les musées, il suffisait de peindre et de travailler en bonne compagnie. Un temps où, pour être célébré en tant que peintre, il suffisait de dédier son temps libre à résoudre, à l’aide d’un matériel adéquat, les défis que le monde lance à quiconque accepte de le regarder sans impatience. Autodidacte, un mot qui ne gêne nullement Brüschweiler en 1962 : « Ses préférences ne vont pas aux procédés, aux ruses du métier, mais à l’esprit qu’il sait déceler dans certaines manières de peindre. » (pp. 122-123). L’esprit : l’ingrédient sans lequel le métier de peintre n’est rien. Mieux : parce qu’autodidacte, ce métier, il l’a acquis sans autre compétiteur que lui-même.

Autodidacte. Le mot a-t-il donc perdu tous ses sens aujourd’hui pour n’en garder qu’un seul ? Il y a là de quoi s’étonner. Ou plutôt de quoi faire preuve de modération, de modestie et d’un certain sens de l’humour. Trois qualités que Martin cultive et qui suffisent à nous faire longuement réfléchir. Dans ce même numéro de Genava, Brüschweiler a pris soin de réunir un florilège de textes écrits par l’artiste lui-même3 . L’un d’eux, daté « vers 1945 » est intitulé : « Menus propos sur la peinture et les peintres du dimanche ». Premier constat : si les pinceaux de Martin sont très fins, sa plume l’est tout autant, affûtée même, mais, à l’image de cet aveu, elle n’est jamais caustique : « Les peintres du dimanche sont comme ces amoureux qui ne rencontrent qu’une fois par semaine l’objet de leurs amours, et, à ce point de vue-là, il faut les plaindre » (p. 146). On ne saurait être candide : lorsqu’il parle des peintres du dimanche vers 1945, Martin sait que l’expression sonne creux. Alors, sans vraiment parler de lui, il ramène artistes et spectateurs sur une ligne de démarcation commune pour, avec cette bienveillance qui le caractérise, les interpeller : « Lorsque vous regardez une peinture et qu’on vous dit de l’auteur : c’est un peintre du dimanche, est-ce que votre admiration, si admiration il y avait, ne subit pas un choc, un temps d’arrêt ? » (p. 148). Difficile d’éviter l’introspection, nous amateurs et amatrices d’art. Difficile, mais pas impossible dès lors qu’à l’adresse des peintres il en réserve une autre : « Les peintres du dimanche n’ont pas de lendemain. […] Plaignons-les donc encore une fois, mais sachons diriger nos plaintes, dirigeons-les sur les peintres qui ne peuvent peindre que le dimanche, et souhaitons-leur, s’ils arrivent une fois à peindre tous les jours, de garder leur ingénuité, de garder leur fraîcheur et leur sensibilité naïve » (p. 148). C’est là un autre des fondamentaux auxquels Martien nous ramène : il y aurait tant à dire sur cette sensibilité naïve qui n’est pas enseignée à l’école et qui pourtant anime les grands peintres, les petits maîtres et les autodidactes mais aussi, et pour une bonne part, les amatrices et les amateurs, celles et ceux pour qui l’art est essentiel. Tout comme il l’était pour Eugène Martin.

Cela étant posé, et pour en finir avec le sens dévoyé du mot autodidacte et rassurer les réfractaires, il convient de rappeler que Martin, tout peintre du dimanche qu’il soit, n’a rien d’un dilettante. À 15 ans déjà, il se lève aux aurores pour peindre les lueurs de l’aube à l’aquarelle, avant de se rendre à la Banque Populaire où il suit une formation d’agent de change. Par la suite, il choisira de suivre les cours du soir qu’Eugène Gilliard délivre à Genève depuis 1909. Or, comme son maître Barthélemy Menn, Gilliard a profondément renouvelé l’enseignement du dessin. En privilégiant l’observation et l’analyse plutôt que la copie, il développe les inclinations naturelles de ses élèves4 . L’école genevoise de peinture ne serait-elle pas elle aussi un peu autodidacte ? Elle dont les membres sont souvent partis ailleurs avant de revenir sur les rives du Léman, pour contempler, renouveler, et saisir le lieu et son panorama ? Quoi qu’il en soit, lorsque Martin décide en 1912 de reprendre la maison de haute couture que sa mère a fondée, tout en continuant à peindre, il saura accueillir les conseils de Maurice Barraud et d’Alexandre Blanchet. Il suit donc son inclination et s’inscrit dans la lignée de cette école genevoise de peinture dont les membres les plus originaux savent, à l’image de la ville, faire preuve d’une indépendance d’esprit à la fois tenace et souple. Un seul point le distingue de ses camarades, et il est à son avantage : grand amateur de littérature, il prend la parole à l’occasion de vernissages5 et écrit nombre de préfaces, de conférences et d’hommages consacrés à la peinture et aux peintres. Par la plume et le discours, il partage l’admiration qu’il porte à l’art et aux artistes qu’il côtoie et qu’il soutient sans faillir, notamment en présidant la section cantonale de la Société des peintres, sculpteurs et architectes suisses, de 1932 à 1943, puis la section nationale de 1944 à 1952. Ce peintre, qui ne se serait jamais érigé en chef de file, a été un infatigable défenseur de sa génération et il en parle avec la même acuité dont il use pour regarder la nature. Encore l’un de ces fondamentaux auxquels nous ramène Martin : le témoignage et, avec lui, la capacité de faire groupe, de faire union, de faire école.

À nous désormais de revenir à son œuvre, car, si nous cherchons souvent à comprendre l’époque pour comprendre l’artiste, l’œuvre de Martin nous incite à faire l’inverse : comprendre l’artiste, les artistes, pour comprendre l’époque. Et l’école genevoise de peinture par la même occasion.

Notes

  • 1.
    Jura Brüschweiler, «Trois notices sur Eugène Martin», in Genava, 10, 1962, pp.118-216
  • 2.
    Citation tirée de Bertrand Lévy, Le Voyage à Genève. Une géographie littéraire, 2e éd. augmentée, Genève : Métropolis, 1997, quatrième de couverture. Disponible sur https://archive-ouverte.unige.ch/unige:18052
  • 3.
    « Avant-propos et propos d’Eugène Martin », in Genava, 10, 1962, pp. 130-187
  • 4.
    Voir Corinne Wagner, notice Eugène Gilliard, dictionnaire en ligne de l’ISEA [1998], 2020, https://www.sikart.ch/KuenstlerInnen.aspx?id=4023449
  • 5.
    Eugène Martin, Vernissages, Genève : Pierre Cailler éditeur, 1946

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